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lourd de pierreries. A l’exemple de son entourage, il avait une répugnance superstitieuse pour la mer et tremblait quand son père le traînait vers cet élément réprouvé. Dès que son âge l’appelle à suivre les armées, il trouve mille prétextes pour se dérober aux appels de Pierre. Il a vingt ans l’année de Poltava, et la grande victoire se gagne sans lui. Peut-être, s’il eût vu de près ces choses glorieuses, son âme se fût-elle éveillée à des sentimens plus généreux; mais dans la triste Moscou, où chacun soutirait des charges et des lois nouvelles, l’écho des entreprises paternelles lui arrive affaibli et dénaturé; il n’en voit que les plus douloureux effets, il ne peut en comprendre les bienfaits éloignés.

Pierre sentait croître cette opposition sourde ; il était averti des relations secrètes d’Alexis avec sa mère, dont le tsar craignait sur toute chose l’influence. Ne pouvant réaliser dès lors son désir d’envoyer son fils à l’étranger, il remplace l’incapable Viazemski par un Allemand, le baron de Huyssen. Ce savant homme arrive avec un superbe programme, une « éducation d’un prince » telle qu’on les réglait alors dans toute l’Europe, sur les modèles donnés par Bossuet et Fénelon. Le Télémaque y figure, et Puffendorf, et le Mercure historique ; le français et l’allemand y tiennent une large place, Huyssen assure bientôt que son élève, qui avait déjà lu cinq fois toute la Bible en slavon, vient de la lire une sixième fois dans la version allemande; mais le prudent précepteur, se voyant perdu seul dans un milieu hostile, épié et combattu par tous, se tient modestement à l’arrière-plan et ne tente pas une lutte impossible avec la cour du tsarévitch. Pierre aurait voulu surtout élever son fils comme il s’était élevé lui-même, à l’école de l’action ; à diverses reprises, il lui confie des missions, des transports de recrues, des inspections de forteresses ; en 1707, retenu par la guerre de Suède, il investit de la régence le prince âgé de dix-sept ans. Alexis répond à ces efforts par une désolante inertie, proteste de son obéissance, et se dérobe dès qu’il peut à ses fonctions. Le tsar commence à perdre patience devant cette indifférence obstinée. Un jour qu’il a traîné son héritier au siège de Narva, il lui adresse sur la brèche conquise ces belles paroles : « Mon fils ! rendons grâces à Dieu pour cette victoire. Les victoires viennent du Seigneur, mais nous devons appliquer toutes nos forces pour les obtenir. Je t’ai appelé à l’armée pour que tu voies que je ne crains ni la peine ni le danger. Homme mortel, aujourd’hui ou demain je peux périr : tu dois te convaincre que la vie te gardera peu de joie, si tu ne suis mon exemple. Tu dois, dès ton jeune âge, aimer tout ce qui procure le bien et la grandeur de la patrie, les conseillers et les serviteurs fidèles, qu’ils t’appartiennent ou qu’ils soient étrangers : tu dois