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Cette inconnue du moins ne traînait pas derrière elle une famille hostile, enracinée au passé ; elle suivait le tsar dans ses expéditions, partageait ses fatigues, l’encourageait aux nouveautés hardies. En 1711, durant la désastreuse campagne du Pruth, Catherine donna la mesure de l’énergie de son esprit; elle vendit ses bijoux pour solder les troupes, releva leur moral et aida Pierre à sortir de cette épreuve; dans l’élan de sa reconnaissance, il célébra publiquement son mariage avec la captive de Marienbourg, la fit reconnaître impératrice, lui garda jusqu’à son dernier jour un attachement inébranlable et justifié. Après la mort du réformateur, Catherine Ire régnera sur la Russie, continuera la pensée de Pierre et la sauvegardera de son ferme génie contre toutes les réactions conjurées.

En 1699, après la déchéance d’Eudoxie, qui pouvait attendre de l’avenir cette auxiliaire imprévue? À ce moment critique, dans cette famille détruite par les soupçons et les colères de son chef, tout l’espoir du trône se reportait sur le fils de la recluse de Souzdal.


II.

On imagine avec quelle anxiété Pierre devait épier le développement de cet enfant, destiné à achever après lui la grande œuvre. L’attente n’était pas moins vive dans tout le vieux Moscou hostile à la réforme; Alexis était l’enjeu de la partie décisive qui se jouait entre le passé et l’avenir; par le futur tsar, l’édifice nouveau serait couronné ou anéanti, suivant le pli que sauraient imprimer à son âme les novateurs ou les traditionnels; on le sentait de part et d’autre, on s’efforçait en conséquence. Pierre, sans cesse appelé aux confins de son empire par les travaux et les guerres, ne pouvait veiller lui-même sur son fils. L’enfant resta livré jusqu’à l’âge de neuf ans à sa mère, à ses tantes, à son grand-père Abraham Lapouchine, à tous les ennemis de la révolution. On ne tarda pas à s’apercevoir que les lois mystérieuses de l’hérédité lui avaient transmis le caractère maternel; M. Solovief va plus loin; cet historien veut voir dans le jeune prince un cas d’atavisme et retrouve en lui la personnalité de son aïeul, le tsar Alexis. L’enfant, grandissant dans cette famille déchirée, s’habituait à prendre parti pour une mère tendre et opprimée contre un père redouté, qui lui apparaissait de loin en loin entre des supplices et des batailles. Eudoxie quitta son fils pour entrer au cloître. On le confia alors à Nicéphore Viazemski, pédant ampoulé et timide, qui lui apprenait à lire dans un livre d’heures, adressait au tsar des rapports triomphans sur les progrès de son élève et recevait de cet élève des coups de bâton quand il