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constant vers une vie nouvelle, comme l’enfant au sein de la mère. Dans les jeux des gamins du quartier allemand, Pierre apprend qu’il y a un autre monde par delà le sien, il y rêve sans cesse, et sur ce rêve il façonne déjà en imagination son futur empire. A dix-sept ans, avec ses compagnons d’aventure, il balaie la cour caduque de son frère et de sa sœur. Libre et seul, il court d’instinct à la mer : elle est triste et rebutante, dans ce port glacé d’Arkhangel; pourtant il la salue avec amour, reconnaissant la maîtresse mystérieuse qui le mènera au monde nouveau et ramènera ce monde avec lui. Au risque de perdre sa couronne mal assurée, il se précipite en Occident, poussé par une force irrésistible, avec la curiosité ardente d’un sauvage; il voit des flottes, des armées, des fabriques, des académies, de la justice, de la puissance et de la gloire, il veut tout cela pour son pays ; mais les autres monarques ordonnent et des instrumens exécutent au-dessous d’eux : lui devra être à la fois l’ordonnateur et l’instrument; il devra tout apprendre pour tout enseigner aux siens. Il veut une flotte et n’a pas même un calfat dans son empire : il saura le premier ponter une barque, gréer une mâture, gouverner à la barre du premier vaisseau construit de ses mains. Il veut une armée régulière et n’a pas un sergent instructeur; il instruira lui-même les soldats de son premier régiment. Et pour tout ainsi. Qu’on mesure maintenant, si l’on peut, l’ouverture d’esprit et la force de volonté nécessaires à un homme pour passer brusquement d’un monde moral dans un autre, pour se faire tour à tour l’apprenti universel des arts de la civilisation, l’instituteur de ces arts près d’un peuple nombreux, le souverain chargé d’en régler l’emploi, pour vaincre les résistances de tous ceux que ces arts scandalisent, pour changer les consciences, les idées, les formes de trente millions d’êtres humains! Figurons-nous, pour prendre des distances qui nous sont familières, un génie du XVIIe siècle, un Colbert ou un Vauban, apparaissant soudain en plein XIIIe siècle, dans le monde de saint Thomas et de Raymond Lulle, et transformant ce monde à son image. Il semblerait qu’un pareil travail ait dû être l’œuvre de plusieurs siècles; vingt ans après, au lendemain de Poltava, l’empire qu’avait rêvé l’enfant était une réalité, ses escadres couvraient la Baltique et la Mer-Noire, ses armées avaient vaincu la Suède, la Turquie, la Pologne, inquiétaient la Prusse et l’Autriche; l’Europe comptait une grande puissance de plus, une capitale et des ports nouveaux, la Russie célébrait son avènement à la civilisation, civilisation timide encore, mais assurée désormais de ne pas périr dans la moitié du vieux monde.

Faut-il ajouter que cette révolution se fit par les moyens violens