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politique qui savait bien que l’on traitait les gens selon ce qu’on en avait à craindre, de se présenter en ce simple appareil, avec quelques lances et quelques chevaux maigres. Il alla donc, à la tête de ses derniers fidèles, trouver un cacique appelé Cañumil, dont les affaires n’étaient pas non plus brillantes en ce moment, et, moitié éloquence, moitié intimidation, le décida à livrer sa tribu du même coup. « C’est un cadeau que j’ai voulu vous faire, » dit-il au commandant Vintter. Le commandant accepta le cadeau, et le même jour les deux tribus, caciques en tête, étaient dirigées sous bonne escorte vers Bahia-Blanca, d’où le vapeur Santa-Rosa les amenait à Buenos-Ayres. Catriel médite aujourd’hui dans l’île de Martin-Garcia sur le néant des grandeurs humaines.


III.

C’est à Carhué que j’appris ce dénoûment prévu. Les chefs des frontières de Guamini, Carhué, et Puan, y étaient réunis pour concerter une action commune contre Namuncura. Aussitôt après la conférence, on se mit en route; le rendez-vous était fixé à Salinas-Grandes, d’uù les colonnes devaient repartir en divergeant pour embrasser le plus de champ possible. Je marchais avec la colonne du centre placée sous les ordres du colonel Levalle. Salinas-Grandes est un lac salé charmant alimenté par de nombreuses sources d’eau douce, et forme à l’ouest des plateaux calcaires, le pendant exact de ce qu’est Salinas-Chicas à l’est. C’était jadis le quartier-général du grand Calfucura, le fondateur de cette dynastie des Cura, qui durant quarante ans a exercé une suprématie incontestée de Carhué jusqu’aux Andes[1]. Le choix du lieu fait honneur à la sagacité de ce Louis XI des caciques, qui avait songé et qui en d’autres temps eût réussi peut-être à convertir en monarchie unitaire la turbulente confédération des tribus. Cette résidence contribua autant que ses talens politiques et militaires au rapide accroissement de son autorité. C’était la clé des diverses routes qui conduisent au Chili et précisément le centre du demi-cercle, d’ailleurs maladroit, que

  1. Les Indiens n’ont pas de noms patronymiques, chacun se forge le sien, et en change suivant son caprice. Les enfans du vieux Catriel, longtemps en contact avec les chrétiens, sont les premiers qui aient adopté comme nom de famille le nom propre de leur père. Ils trouvaient sans doute cela plus dynastique. Calfucura, probablement dans le même dessein, conseilla aux siens d’adopter comme terminaison de leur nom le substantif cura, qui veut dire pierre, en souvenir d’une pierre dont la forme rappelait un buste qu’il avait rapportée des Andes, et qui était le talisman de la maison. Il paraît que récemment elle a été perdue dans une déroute et que dès lors tout a mal tourné. Il est curieux de surprendre là l’origine des noms propres et quelque chose qui ressemble à des armes parlantes.