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longues ondulations jusqu’à mi-chemin du Rio-Negro, et du côté du nord viennent tomber sur la vallée à plis droits, taillés en forme de tours, comme les bastions d’une forteresse cyclopéenne. Toutes ces conditions font du Rio-Colorado l’abreuvoir obligé des troupeaux sur une largeur de 7 ou 8 lieues, et paraissent assurer à ses rives une rapide prospérité agricole. Elles deviendront un centre actif d’échanges si la baie Union, excellente rade un peu au sud de la très mauvaise barre du fleuve, reçoit promptement les améliorations nécessaires pour devenir un vrai port.

Nous étions un peu penauds, et, pour avouer toute la vérité, passablement surpris, le commandant Vintter et moi, de ne pas avoir mis la main sur Catriel. Nous nous étions trouvés ensemble pendant trois ans dans toutes les circonstances où il y avait eu maille à partir avec la tribu, depuis le jour du soulèvement, où j’avais indiqué la route qu’elle suivait et où le commandant l’avait battue, jusqu’à Treyco, où nous l’avions chargée botte à botte. Nous avions si souvent répété en riant qu’elle ne mourrait que de notre main, que cela avait fini par nous paraître parole d’évangile. Catriel, en se dérobant à nos recherches, nous faisait tort de notre dû. La providence y mit bon ordre; vraiment il était écrit que c’était nous qui le prendrions. Le retour s’était opéré sans incident et nous n’étions plus qu’à 7 ou 8 lieues de la frontière, quand les éclaireurs donnèrent la chasse à deux Indiens poussant devant eux trois chevaux de bât. Les Indiens détalèrent; les chevaux conquis, assez maigres du reste et qui formaient un médiocre butin, étaient chargés de deux chevreuils et d’une douzaine de ces agoutis, fort communs sur les plateaux, et que l’on nomme des lièvres de Patagonie. Il était sans doute singulier de voir ces chasseurs s’aventurer aussi près de nos lignes; mais une pareille audace s’expliquait d’une façon plausible par la famine d’un côté, par notre absence de l’autre, évidemment connue des sauvages, car leurs espions avaient dû dès notre départ découvrir notre rastrillada, la foulée que nous laissions. On n’attacha pas grande importance à l’aventure. Qui se fût douté que c’était le déjeuner d’une tribu que nous venions de confisquer? On campa, car c’était l’heure de camper, non sans prendre les précautions d’usage, puisqu’il y avait Indiens sous roche, pour préserver les chevaux d’un coup de main. On doubla les gardes, on couronna de vedettes les hauteurs environnantes, et on déroba la colonne aux regards derrière les hautes berges d’une rivière profondément encaissée. Nous venions de rentrer dans la région des rivières; celle-ci s’appelait le Chassicò. Au bout de quelques heures, une vedette signala du monde dans un bas-fonds. Grand émoi comme on pense, et tout le monde à cheval sans prendre le temps de seller : ceci devenait tout à fait intéressant.