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venaient de temps à autre en chercher quelques poignées pour leur consommation. Il est vrai que le transport de Salinas-Chicas à Bahia-Blanca et de Bahia-Blanca au navire coûterait plus cher que celui de Cadix à Buenos-Ayres.

Deux jours après, nous arrivions au Rio-Colorado un peu avant l’aube : — on arrive toujours un peu avant l’aube dans les lieux où il y a la moindre chance de rencontrer des Indiens, et on marche toujours de nuit quand l’eau est rare, pour ne pas altérer inutilement les chevaux. Le chemin était meilleur que nous ne pensions. Un second crochet nous avait fait rencontrer à moitié route une ligne de dunes inespérée ; elle dessinait les contours d’un golfe qui jadis s’enfonçait profondément dans les terres. On remonta le Colorado durant une soixantaine de lieues, cherchant des sauvages et étudiant le fleuve. Il n’y avait jamais eu beaucoup de sauvages dans cette vallée, et il n’y en avait plus du tout. Quelques tolderias étaient abandonnées depuis plusieurs mois; elles appartenaient à un cacique sagace qui avait eu à temps la prudente inspiration de gagner les Andes et de mettre toute la largeur du continent entre lui et nous : bien lui en prit. D’autres avaient été évacuées il y avait à peine quelques jours ; c’était Catriel, toujours inquiet, et dont la vie était un déménagement incessant, qui nous glissait encore une fois des mains. Quant au fleuve, il justifiait peu les espérances qu’on s’était plu à mettre en lui ; comme voie de navigation, c’est un cours d’eau détectable. En hiver, c’est un ruisseau, en été un torrent. Les abords offrent cette succession de terrains qui est si caractéristique dans toute la contrée : des dunes près de la mer, du carbonate de chaux ensuite, enfin des roches primitives au delà desquelles la même série se reproduit dans l’ordre inverse; aussi les irrégularités du lit ne sont-elles pas moindres que celles du régime. A Choyqué-Mahuida, il s’est frayé un passage dans le granit et bouillonne à travers des rochers aigus ; plus bas, courant le long d’une muraille calcaire qu’il a entamée à grand’peine, il continue de lutter contre les racines de pierre de la montagne, jetées en travers de son cours, et n’a pu encore en avoir raison; enfin quand la plaine s’élargit, quand il peut y tracer ses immenses méandres, il s’obstrue de bancs de sable déplacés à chaque crue. C’était au temps des Indiens, ce sera encore une route précieuse, mais une route terrestre. La vallée, formée d’alluvions, est des plus fertiles; les pâturages y sont admirables. Il y a bien quelques points marécageux, mais ils sont exhaussés et raffermis à chaque inondation par le colmatage que leur font éprouver ces eaux limoneuses. On trouve à chaque pas d’anciens canaux de dégorgement devenus de simples rides sur la surface de la prairie. A droite et à gauche, à une grande distance, l’eau manque sur les plateaux qui du côté du sud remontent en