Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/99

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne lui plaît pas de répondre, art facile avec moi, très difficile avec un autre ; qu’elle a revêtu de toutes les séductions d’une femme aimable la fierté d’une romaine ; que l’on peut l’en croire, parce qu’elle en a fait une longue épreuve, lorsqu’elle dit que les circonstances hasardeuses lui laissent le sang-froid ; en un mot que, simple particulière à Paris, elle y auroit aussi son Saint-Ouen, où elle seroit entourée de femmes aimables et d’hommes instruits. Je vous achèverai quelque jour cette ébauche d’après ses propos, que j’avois l’intention de jetter sur le papier tout en la quittant, de peur qu’en séjournant dans ma tête, ils ne dégénérassent en prenant un goût de terroir.


Diderot entre ici dans d’assez longs détails sur l’effet que le climat de la Russie, et en particulier les eaux de la Neva, ont produit sur sa santé, puis il retombe dans son enthousiasme :


Je l’ai juré et je le jure encore, s’il arrivoit que par un de ces caprices du vieillard qui dispose, de dessous la noire pelisse qui l’enveloppe, de tous les événements de ce monde, qui nous voit aller et qui rit, cette grande et digne souveraine fut renversée du trône, je ne balancerois pas à retourner en Russie et à lui porter au fond d’une prison un hommage plus flatteur que celui que je lui ai rendu sur le trône.

Je ne puis ni accepter ni refuser le bien que vous avez la bonté de me dire de moi. Jugez, madame, de la perplexité de celui qui seroit obligé d’ôter à vos lumières ce qu’il accorderoit à votre véracité. Vous lisez les hommes comme on m’accuse de lire les livres ; c’est vous-même que vous voyez en eux, et vous avez bien raison d’en être satisfaite.

Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien.

Je n’ai pas changé d’opinions en changeant de climat. Je continue de marcher sur la surface du globe, comme si personne ne me regardoit ; je me vois, moi, et lorsque j’ai besoin d’un appui, d’un censeur, d’un panégyriste, ou d’un témoin, je vais chercher mon ami : tandis que vous avez les yeux tournés vers le ciel, je regarde vers la rue Anne[1] ou j’y cours, mon fétiche est sous ma main.


Il entre ensuite dans maints détails sur ses enfans, sur ses occupations, sur ses projets, et, finissant par revenir à cette pensée qui le préoccupe toujours : quelle opinion Mme Necker a-t-elle de lui ? il termine ainsi sa lettre :

  1. Diderot veut parler ici de Grimm, qui demeurait rue Sainte-Anne. Était-ce déjà par horreur de la superstition qu’il supprimait le mot sainte ?