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Lorsque Diderot partit avec Grimm pour la Russie, Mme Necker comptait sans doute qu’il lui écrirait de Saint-Pétersbourg quelques-unes de ces lettres brillantes qu’on aimait tant à montrer dans les salons du XVIIIe siècle. Mais son espoir fut déçu. Il la laissa sans aucunes nouvelles de lui (comme au reste sa femme et sa fille), et il fallut que Grimm excusât son ami. « Que voulez-vous faire, madame ? Jamais sa conduite dans les choses les plus ordinaires comme dans les autres ne ressemblera à la conduite ordinaire et convenue. Il inventera plutôt le menuet de nouveau que de le danser comme les autres. » Diderot devait toutefois dédommager Mme Necker par une longue lettre qu’il lui écrivit de la Haye et dont je citerai quelques fragmens. Après lui avoir confessé tout bas qu’il ne sait rien de la Russie et que les philosophes qui parlent du despotisme ne l’ont vu que par le goulot d’une bouteille : « Quelle différence, ajoute-t-il, du tigre peint par Oudry ou du tigre dans sa forêt ! » Puis il trace de Catherine II un portrait auquel on aurait peine à reconnaître cette femme dissolue et sans scrupules si l’on ne savait combien au XVIIIe siècle il était facile à une souveraine d’éblouir un philosophe :


Je n’ai guères vu que la souveraine, et j’ai tout fait pour qu’en vous parlant d’elle, vous n’entendissiez pas la voix toujours suspecte de la reconnoissance ; il m’en coûte ma fortune peut-être, ou celle de mes enfants, pour en être cru lorsque je vous dirois qu’on n’a pas plus de noblesse et d’affabilité que l’impératrice, que je ne sais quelle est la matière qui lui soit assez étrangère pour l’appliquer en conversation ; qu’elle réunit à un grand jugement une pénétration vive ; que si l’on aperçoit d’abord qu’on s’aproche d’une majesté, il est impossible de ne pas l’oublier dans le moment suivant ; que vous ne connoissez pas mieux votre maison et vos enfants qu’elle son empire et ses sujets ; qu’elle permet qu’on l’interroge et qu’elle ne trouve pas mauvais qu’on l’interrompe, comme j’en ai fait souvent la sottise ; que son ame est forte et douce ; qu’elle aime la gloire passionnément, et qu’elle sait y renoncer lorsque le succès, plus facile ou plus prompt, en exige le sacrifice ; qu’elle a, quand il faut, le ton leste d’une Françoise qui a bien de la finesse ; que c’est comme une grande et belle statue dont les formes précieuses n’ont point été altérées, mais qui a contracté une teinte légère de ce vernis que les chefs-d’œuvre de l’antiquité ont pris dans la vase où ils ont été précipités par les mains barbares ; qu’un talent qui ne suppose pas seulement de la bonté, mais qui demande bien de l’esprit, celui de vous dissimuler et de vous faire entendre la chose qui vous désobligeroit, personne ne le possède à un plus haut point ; qu’elle a bien l’art d’écarter la question à laquelle il