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préparé d’eux-mêmes leur propre ruine, qui eût été encore bien plus rapide, si les papes ne les eussent assistés en plusieurs occasions par des mesures indulgentes. De plus, les Aldobrandini, les Barberini, les Borghesi, les Peretti, les Caffarelli, pendant la période de leur prospérité, leur avaient été d’un secours presque inespéré par leurs achats à beaux deniers comptans. Cette fortune des Cenci a dû être, ce semble, de courte durée. Les dénominations des propriétés par eux vendues au commencement du XVIIe siècle, celle même de leur palais, qui subsiste encore aujourd’hui dans Rome, tout près du Ghetto, ne se trouvent pas sur le plan de la ville dressé au commencement du XVIe siècle par Bufalini; n’en doit-on pas conclure que le père de Francesco, c’est-à-dire le grand-père de Béatrix, trésorier du pape, fut par ses dilapidations le véritable auteur de leur richesse mal acquise? On ne découvre sur le plan de Bufalini qu’une Vinea Rochi Cencii; un Cenci portant ce prénom de Roch était en effet oncle du père de Francesco, dans la première moitié du XVIe siècle.

Celui qui a imaginé le premier de reconnaître l’image de la Cenci dans le tableau de la galerie Barberini, tableau qui n’est probablement qu’une tête d’étude, qu’un portrait de fantaisie, celui-là a certainement renouvelé pour un long temps la légende née d’un moment d’émotion. C’est un nouvel exemple de la puissance créatrice des arts et de la poésie. La Cenci serait certainement oubliée, en dépit des crimes extraordinaires qu’à divers titres son nom rappelle, si la vitalité d’une œuvre d’art intéressante par elle-même et qui a emprunté de là un nouveau renom, n’avait été greffée sur une première tradition, dont nous avons dit l’imparfait mélange. Le drame grossier et brutal du repaire des Abruzzes s’est idéalisé, et le talent d’un artiste moderne, complice inconscient d’inventions involontaires, a enrichi d’une nouvelle figure la série des célèbres victimes de ce qu’on appelle les amours fatales.

Que les littérateurs se soient emparés d’un tel sujet sans beaucoup rechercher s’ils faisaient violence à l’histoire, que Shelley en ait composé une tragédie romantique, et M. Guerrazzi un roman à sensation, c’était leur droit; nul n’y contredirait s’ils en avaient pris occasion de quelque chef-d’œuvre; mais Byron n’avait pas tort quand, après avoir lu Shelley, il était d’avis que ce sujet-là était essentiellement non dramatique. En effet, devant une telle légende, transportée dans le domaine littéraire, l’horreur et la répugnance morale étouffent bientôt la pitié. La donnée ne serait pas moins stérile pour un roman réaliste, comme le comprendraient certains esprits de notre temps. Il n’y a rien à faire d’un tel épisode, sinon de le ramener à ses justes proportions, par respect de la vérité historique, et d’observer à cette occasion de quelle rudesse étaient empreintes les mœurs que le moyen âge avait léguées à la Rome du XVIe siècle.


A. GEFFROY.