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Cependant, une délation anonyme faite au comte d’Olivarès, vice-roi de Naples, ayant donné l’éveil, on emprisonne les Cenci, et leur procès commence : il devait durer toute une année. M. Bertolotti a publié une partie des interrogatoires. Béatrix niait résolument tout d’abord, tout en chargeant ses complices, à commencer par sa belle-mère. La torture et l’accumulation des preuves lui arrachèrent bientôt de complets aveux. Clément VIII inclinait pourtant à l’indulgence, quand plusieurs crimes sauvages vinrent effrayer sa conscience de prêtre et de vieillard : un Massimo, déjà pardonné après avoir assassiné sa belle-mère, venait d’empoisonner son frère; un Santa Croce, proche parent des Cenci, tuait de sa main sa propre mère, dans son lit. Le pontife crut qu’il fallait un exemple, et il signa la condamnation à mort. — Un tel procès ne méritait, ce semble, aucune sympathie: Béatrix, bien que c’eût été là pour elle un moyen de salut, n’avait pas même fait une allusion au crime qu’on attribua plus tard à son père; ses frères gardèrent à ce sujet le même silence; seuls les avocats, à bout de ressources et vers la fin du procès, parlèrent de ces violences supposées, n’apportant à l’appui aucun témoignage.

Comment donc s’est faite la légende? — A vrai dire, il n’est pas difficile de le comprendre si l’on se transporte au milieu de ce temps.

D’abord il s’agissait d’un grand crime, d’un parricide, dans une famille fort en vue, première condition pour que toutes les imaginations fussent attentives et prêtes à s’émouvoir. De plus, Béatrix était jeune et belle, nous le savons par les dépositions de quelques témoins, mais non par aucun portrait. Guido Reni n’est venu à Rome pour la première fois que sous Paul V, probablement en 1608, tandis que la mort de Béatrix date de neuf années plus tôt. Il n’y a aucun motif de croire que l’artiste se soit particulièrement intéressé à cet épisode, ni qu’il ait recueilli quelque image d’après laquelle il aurait pu travailler. Qui aurait pris soin de faire faire à l’avance ce portrait de jeune fille? Ce n’était guère dans les mœurs du temps, ni, ce semble, dans celles d’une telle famille : comment s’expliquerait ce singulier costume, ce turban dont elle est coiffée? L’attribution du prétendu portrait ne semble apparaître qu’à partir du commencement du XIXe siècle. Celui de Lucrezia Petroni n’a rien non plus d’authentique; il paraît être une œuvre d’André del Sarte et représenter une de ses parentes. Quant aux âges, le récit prétendu contemporain que Stendhal a traduit, en l’altérant comme il n’est pas permis de faire pour un document qu’on donne comme historique, est postérieur de près d’un siècle; il prête à Béatrix seize ans, tandis qu’elle en avait vingt-deux; en même temps il ôte vingt années au père, dans une intention trop facile à comprendre. La beauté et la jeunesse, encore réelles, de Béatrix, n’en sont pas moins attestées; elles allaient devenir célèbres parmi le peuple romain et former un nouveau contraste