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LA
LÉGENDE DE LA CENCI


On connaît l’horrible légende qui s’attache au souvenir de Béatrix Cenci, morte sur l’échafaud à Rome, le 11 septembre 1599. Jeune, belle, pieuse, miracle de vertu, nous dit-on, elle a commis, il est vrai, le crime de parricide, mais par une défense héroïque de son propre honneur, et pour repousser ou venger l’inceste. Sa jeunesse et sa beauté sont attestées par le célèbre portrait de la galerie Barberini : Guido Reni, touché de pitié et d’amour, a pénétré dans la prison, la veille du supplice, et a retracé comme ils lui étaient apparus ce regard pur, cette physionomie innocente et douce. A côté de cette toile, on vous montre le portrait de Lucrezia Petroni, belle-mère de Béatrix, sa complice, ou bien plutôt son témoin. Le récit des faits, vous l’avez en une foule de petits écrits devenus populaires, dont vous pouvez juger par celui d’entre eux qu’a traduit et publié Stendhal dans ses Chroniques italiennes. C’est ce même récit qui a défrayé si souvent le théâtre, le roman, la peinture d’histoire. Le XVIe siècle italien a montré l’ange du parricide, comme la révolution française devait révéler l’ange de l’assassinat politique. — Tel est le gros de la légende.

Voici cependant qu’un petit livre de M. Bertolotti, écrit avec le secours des archives romaines, et récemment publié sous ce titre : Francesco Cenci e la sua famiglia, Firenze, 1879, va détruire encore une des idoles de l’imagination légendaire. Il n’y aura pas lieu de s’en plaindre. La morale ne gagne rien à ces mensonges inconsciens du sentiment populaire, qui déplacent les responsabilités, brouillent la vue du bien et du mal, et peuvent devenir des suggestions dangereuses. La vérité historique et la vérité morale, dont la critique revendique les droits, reconnaissent bien peu de ces cas extraordinaires où l’héroïque vertu côtoie d’assez près le crime pour l’envelopper dans son éclat, le transformer et l’annuler. Charlotte Corday était du moins animée par la pensée de prêter le secours de son bras à la justice, puisque la justice paraissait n’avoir plus d’autre organe; elle voulait sauver des victimes et s’offrait à leur place, en prenant sur elle de commettre le crime dont