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tragique, de valeur dramatique, de qualités scéniques. Du moins est-il vrai que dans un salon, sous un lustre, on peut les jouer, et je prends ici le mot dans toute sa force, les jouer, non pas seulement les lire. Il n’y faut que des acteurs. Et j’estime que tout comédien, s’il a seulement les dons du comédien, c’est-à-dire la mémoire, la prestance et la voix, s’il travaille d’ailleurs et qu’il ne réduise pas l’exercice de son art à la pratique d’un métier, peut et doit parvenir à les interpréter.

De ce qu’on peut les interpréter « sous un lustre », sans plus ample déploiement de mise en scène, il suit qu’on doit les jouer avec une grande modération de gestes. À ce propos il me semble qu’en général, à la Comédie-Française, aujourd’hui, le jeu classique manque de tenue. Je veux dire par là que l’on ne se modère pas assez, ou du moins que l’on n’a pas l’air de se dominer aussi souverainement qu’il le faudrait. Ce sont les habitudes, à notre avis mauvaises, du drame romantique, importées dans la tragédie de Corneille et de Racine. On crie trop fort, on gesticule trop. Le point n’est pas ici de savoir si la tragédie classique a tort eu raison de mettre en récit l’empoisonnement de Britannicus et de rejeter dans les coulisses le duel de Rodrigue et du comte, mais quoi que l’on en pense, qu’on en blâme Racine ou qu’on en loue Corneille, la même loi du genre qui éloigne des yeux du spectateur les actions violentes, évidemment doit réfréner aussi, tenir en bride et suspendre les gestes violons. On a beaucoup remarqué dans cette reprise du Cid la manière en effet très remarquable dont un jeune acteur, M. Silvain, tient le rôle du roi, ce qui prouve bien qu’il n’y a pas, comme nous le disions, de bouts de rôle dans Corneille, et que le tout est de savoir s’y prendre. M. Silvain tient aussi le rôle de Narcisse dans Britannicus ; il a joué, si je ne me trompe, le Félix de Polyeucte : il a fait preuve dans ces différens rôles des mêmes qualités de conscience, de modération et précisément de tenue. Il a le geste rare, mais ample et noble, la voix bonne quoiqu’un peu ronflante peut-être, mais bien posée, l’articulation distincte, l’intonation juste, l’allure simple. Voilà un rôle bien composé, c’est-à-dire bien compris, dont toutes les parties réagissent les unes sur les autres et finissent par se fondre en un vivant ensemble. Il y a lieu d’espérer, si M. Silvain joue souvent,


Que sa rare valeur remplira bien la place


de quelques excellens acteurs qui commencent à se fatiguer. Nous ne saurions trop le redire, un jeu sobre, grave, sérieux, scrupuleux va loin, beaucoup plus loin qu’on ne pense. Tel est le jeu de M. Silvain, et ce jeu, tôt ou tard, avec de la patience et du temps, peut le mener jusqu’au premier rang. Et pour preuve que nous ne demandons pas