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traitant de Shakespeare, a soutenu cette thèse « que les pièces de Shakespeare étaient moins faites pour être jouées à la scène que celles de n’importe quel autre auteur dramatique. » Et voici son syllogisme. Les pièces de Shakespeare, dit-il, ne donnent pas à la représentation un plaisir qui diffère sensiblement du plaisir que l’on trouve à voir jouer d’autres pièces. Or il n’est pourtant pas niable que les pièces de Shakespeare diffèrent de ces autres pièces, et d’autant pour le moins que le Tartuffe diffère du Juif errant. Donc, il faut bien qu’il y ait dans le fait même de la représentation dramatique un je ne sais quoi qui comble les différences ou comme il le dit lui-même « qui nivelle les distinctions. » On serait parfois tenté, quand on sort devoir une représentation médiocre, de dire de Corneille et de Racine ce que Charles Lamb dit ainsi de Shakespeare. Mais il ne faut pas céder à la tentation. Prenez-y garde en effet. Nous comprenons ce paradoxe, ou plutôt nous le tenons pour vérité, s’il s’agit de Shakespeare, précisément parce que nous ne comprenons tout à fait ni Hamlet, ni le Roi Lear, ni le Conte d’hiver, ni le Songe d’une nuit d’été. Mais s’il y a des tragédies de Corneille qui vous fatiguent à lire, Nicomède par exemple ou Héraclius, il n’y en a pas dont le sens vous échappe et dont les personnages vous soient une éternelle énigme, éternellement attrayante, éternellement irritante, éternellement indéchiffrable. On conçoit très aisément que Shakespeare puisse perdre, qu’il doive perdre à la représentation. Quand le comédien me rendrait l’infinie délicatesse des nuances qui colorent les caractères de Shakespeare, il ne réaliserait cependant ni l’Hamlet de mes songes, ni la Cordelia de mes rêves, par cette seule raison qu’il les incarnerait en sa personne, qu’il les limiterait aux bornes même de son talent, et qu’il leur ravirait ainsi ce je ne sais quoi d’inachevé qui les fait si poétiques « étranges, tristes et beaux, comme disait Fanny Kemble, et au-delà de tous ceux de la terre. » Mais nos tragiques, à nous, sont faits pour être représentés. C’est l’un des bénéfices, pour le dire en passant, qu’ils ont tiré de la sévérité même de ces lois tant raillées auxquelles ils se sont soumis. Car tel est bien, par delà toutes disputes d’école et toutes chicanes d’érudition, le sens profond de la règle des trois unités. On y veut voir ordinairement une règle de la composition littéraire, et c’est uniquement une règle de l’appropriation théâtrale qu’il y faudrait considérer. Ni Corneille, ni Racine, ni Molière ne composent pour eux, ils composent pour le public. Il s’agit d’être joué. Ce ne sont pas des poèmes qu’ils écrivent, ce sont des tragédies et ce sont des comédies. Ils ne sont pas littérateurs seulement, ils sont auteurs dramatiques aussi. C’est mal poser la question que de se demander s’ils n’ont pas souffert de la rigidité des règles comme d’une insupportable entrave à la liberté de leur invention : mais le tout est d’examiner ce qu’à l’observation des règles ils ont gagné de puissance