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pris en masse, juge à peu près compétent de la valeur absolue des œuvres, n’oublions pas que ce même public est le pire juge qu’il y ait de leur valeur relative. Il est capable de goûter le Cid, mais vous avez pu voir qu’il ne goûtait guère moins, dans l’occasion, la Fille de Roland. Un homme affamé ne regarde guère si c’est fouace ou pain blanc, fève ou pois qu’on lui donne ; il mange, et l’appétit lui tient lieu d’autre assaisonnement. Ainsi du grand public. Il applaudit Britannicus, mais il applaudit les Noces d’Attila. On raconte qu’il lui est arrivé de battre des mains au Misanthrope, mais Oscar, ou le Mari qui trompe sa femme lui épanouit bien autrement la rate. Au fond, ce qu’il vous demande, ce n’est ni ceci, ni cela ; c’est uniquement que vous lui donniez de quoi passer agréablement l’après-midi d’un dimanche d’hiver ou les longues soirées d’un printemps pluvieux. Avez-vous réussi ? tout est bien qui finit bien. Il en a pour son argent et vous quitte du reste. Et telle est actuellement la fortune de la Comédie-Française. M. Perrin, demain, peut afficher ce qu’il voudra : il fera le maximum.

Que si d’ailleurs depuis quelques années,

Le public pour Chimène a les yeux de Rodrigue ;

la raison n’en est pas difficile à trouver. Les romantiques, jadis, avaient eu l’adresse d’accréditer l’opinion que c’en était fait désormais de la tragédie de Corneille et de Racine, ou même, — il est bon de le leur rappeler, parce qu’ils s’en vantent peu, — de la comédie de Molière. Le public avait donc désappris le chemin de la Comédie-Française. Rachel elle-même a joué dans le désert. Depuis lors une réaction s’est faite. À l’expérience, il s’est trouvé que Molière, que Racine et même le vieux Corneille étaient toujours Corneille, et Racine, et Molière, c’est-à-dire

Toujours jeunes de gloire et d’immortalité.

Toujours moutonnier le public a donc rappris le chemin de la Comédie-Française. C’est bien : seulement, ne vous flattez pas que le public sente jamais la différence de la Fille de Roland à Lucrèce, de Lucrèce à Ruy Blas, ou de Ruy Blas enfin au Cid. Nous lui demanderiez tout aussi bien de mesurer la distance qui sépare M. Bouguereau de Mignard, Mignard du Dominiquin et le Dominiquin de Raphaël. Il est vrai que les papes eux-mêmes ne l’ont pas mesurée bien exactement, puisqu’on voit qu’ils ont placé la Communion de saint Jérôme seule dans la même salle avec la Transfiguration et la Madone de Foligno.

Et c’est la raison pourquoi la Comédie-Française devrait se faire un point d’honneur de guider le jugement de cette foule qui vient si naïvement