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de vivre. Hérat est une de nos anciennes capitales; toutes les fois qu’il y a eu au monde une Perse, Hérat a fait partie intégrante de cette Perse. De quel droit donc l’Angleterre, cette amie de notre indépendance, vient-elle nous disputer une ville que l’histoire, la religion, la géographie, la conquête, le vœu spontané de ses habitans, proclament une possession indispensable à l’existence de la Perse ?

Si cette conduite de l’Angleterre s’appelle amitié et justice, que deviendrions-nous si cette amitié allait s’étendre jusqu’à Kerman et Mesched? Et puis comment expliquer que ce peuple anglais, qui fait tant pour supprimer la traite des noirs, trouve juste de livrer chaque année une partie de la nation persane au plus horrible esclavage ? »

Que répond l’Angleterre à tous ces griefs? Le droit! il est évident qu’elle ne peut l’invoquer, car ce serait une honte d’opposer à toutes ces réclamations de la Perse je ne sais quel droit d’un peuple étranger venant de l’autre bout du monde, n’ayant jamais eu aucune relation avec Hérat, où, après quarante ans d’efforts, il n’a pu faire entrer même un simple voyageur anglais. Mais, à défaut de droit, l’Angleterre a contre nous une raison péremptoire, c’est son intérêt. A travers beaucoup de formules diplomatiques, qu’au commencement nous avions de la peine à comprendre, elle a fini par nous déclarer nettement que son intérêt ne veut pas qu’Hérat appartienne à la Perse.

Quoique beaucoup de mes compatriotes se sentent encore incapables de saisir le vrai sens de cet argument de l’Angleterre, mon intelligence déjà suffisamment dérouillée par mes longues relations avec l’Europe, n’éprouve plus aucune difficulté à comprendre cette grande raison de la politique anglaise, et non-seulement je la comprends sans peine, mais je m’incline devant elle avec respect.

Et voici mon explication : L’Angleterre a été un des plus puissans foyers de la liberté du monde. Elle est aujourd’hui le principal facteur de la civilisation de l’Asie. Son empire indien est un bienfait providentiel. Le voisinage de cet empire est une des meilleures garanties de notre indépendance. La grandeur de l’Angleterre est une nécessité pour le monde entier. Si donc le sacrifice d’Hérat est nécessaire aux destinées de l’Angleterre, périsse Hérat, périsse le Khorassan et que la puissance britannique demeure pour la liberté et le progrès du monde!

Mais c’est bien le moins que l’on puisse faire pour notre abnégation, si l’on tient à ce qu’elle soit loyale et sincère, que de lui démontrer que l’intérêt de l’Angleterre exige que la Perse renonce à la possession d’Hérat. Quel serait le mal si Hérat était à la Perse? et quel profit a trouvé l’Angleterre à nous enlever cette ville pour la livrer aux Afghans de Caboul? Il doit y avoir évidemment des raisons fort graves pour qu’on ait poursuivi avec tant de persistance une politique si désastreuse pour nous.