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cents hommes sur Sélefkeh, et on a réquisitionné quarante chevaux ; mais, grâce à la défiance des Turcs, qui cachent leurs bêtes de somme et refusent de les déclarer, on est loin d’avoir atteint ce chiffre. Pour empêcher que les propriétaires de chevaux ou de mulets ne les fassent sortir d’Ermének la nuit, toutes les issues des rues du côté de la campagne sont gardées par des soldats. Le kaïmacam s’excuse auprès de nous, avec toutes les formules de la politesse orientale et nous renvoie au commandant militaire ; celui-ci nous explique, dans un langage plein de métaphores, qu’il est en détresse, que les chevaux sont rares et qu’il les garde : « Quand j’ai faim, je commence par manger sans m’inquiéter du voisin. » Enfin le kaïmacam s’avise d’un expédient qui conciliera tout ; il lève l’embargo sur les chevaux pendant deux heures, juste le temps pour nous de trouver un guide avec sa monture. Le moyen réussit ; nous avons bientôt fait prix avec Abdullah, qui exerce le métier de kheradji ou de conducteur de chevaux. Il nous avoue qu’il n’a pas livré à l’autorité militaire une seule de ses bêtes, bien qu’on ait promis de les payer li piastres par heure ; mais il sait fort bien qu’on lui aurait donné un chiffon de papier, revêtu de timbres et de cachets, et pas un para.


Sélefkeh, 4 juillet.

La vallée de l’Ermének-Sou s’ouvre du nord-ouest au sud-est, jusqu’à la plaine de Sélefkeh, où le fleuve se déploie largement avant de se jeter dans la mer. Dans tout son parcours entre Ermének et Sélefkeh, le fleuve est serré de près par des montagnes abruptes ; il coule rapide comme un torrent, et l’on comprend difficilement qu’Ammien Marcellin l’ait donné comme un cours navigable. Aussi la route, ne pouvant côtoyer le fleuve, qui souvent n’a pas de plage, s’enfonce en détours capricieux dans la montagne ; elle grimpe entre les lentisques, les chênes-verts, les plus parasols, tantôt encaissée profondément, tantôt s’élevant sur les hauteurs. On a eu quelque préoccupation de la rendre moins pénible ; car, à quatre heures d’Ermének, elle traverse une sorte de tunnel fait de main d’homme, qui s’ouvre dans un massif rocheux et permet le passage d’un des replis de la vallée à un autre. Toute cette région abonde en beautés sauvages : c’est la grandeur des sites alpestres, avec un ciel éclatant de lumière. Les seuls êtres vivans qui animent cette solitude sont des chamois qu’on voit bondir sur les corniches des rochers. Quant aux panthères, dont les Romains croyaient la Cilicie peuplée, elles étaient sans doute aussi rares au