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traverse sur un beau pont d’une seule arche, orné d’inscriptions turques. Tous les renseignemens que nous pouvons obtenir sur la ville, en interrogeant des bergers, se réduisent à ceci : «L’eau y est très abondante et très fraîche. » Ermének paraît en effet un lieu privilégié après ce rude voyage dans les régions pétrées du Taurus. A peine a-t-on franchi la première zone de vergers qu’on éprouve une sensation de bien-être : une belle cascade bondit sur les rochers, et des ruisselets d’eau limpide courent à travers les jardins, dans les rues de la ville, entretenant une riche végétation d’amandiers, de figuiers, mêlés aux arbres d’Europe. Ce bruissement d’eaux accompagne le voyageur jusqu’au bazar, dont la rue est recouverte d’un épais dôme de feuillage.

Ermének est trop peu fréquenté par les étrangers pour qu’il y ait un khan passable. Nous trouvons fort à propos une maison vide qui nous sert de gîte. De la terrasse, ombragée par un énorme peuplier blanc, on aperçoit toute la ville, bâtie en amphithéâtre; elle s’adosse à une haute falaise, découpée bizarrement et percée de grottes naturelles. Trois Arméniens et un marchand grec forment toute la population chrétienne. Aussi, au bout d’une heure, tous les habitans d’Ermének non musulmans se trouvent-ils réunis sur notre terrasse ; la soirée se passe, par un beau clair de lune, à écouter de ces propos où les souvenirs de voyage, les légendes, les anecdotes tiennent la plus grande place. C’est dans ces causeries qu’apparaît le plus nettement le tour d’esprit particulier à l’Oriental; quelle que soit la race ou la religion, il y entre toujours une part d’enfantillage, d’imagination crédule et confiante. L’antiquité surtout est une source inépuisable de légendes; il faudrait remonter, en Europe, jusqu’aux chroniques du XIIe siècle, pour la trouver défigurée avec la même naïveté. L’un de nos causeurs nous vante les vertus d’une médaille mystérieuse qu’il possède : posée sur la pâte, elle fait aussitôt lever le pain, et elle peut transformer immédiatement le lait le plus frais en yaourt ou lait caillé. Il nous montre sa médaille, qui est une monnaie antique, un bronze romain de l’époque impériale. Un autre nous conte l’histoire du roi des serpens (Vasilefs tôn Phidiôn) caché à Constantinople, près de la mosquée de sultan Achmed. Tous les voyageurs qui ont visité Stamboul ont vu sur la place de l’At-Meïdan les débris de la colonne de Delphes, faite de trois serpens de bronze enlacés, et portant sur ses replis les noms des villes grecques qui combattirent à Salamine et à Platées. Les Grecs Byzantins la prirent pour une œuvre du démon, et un patriarche de Constantinople la mutila à coups de hache. Aujourd’hui encore, la superstition populaire croit à l’existence d’un dragon diabolique, retenu prisonnier dans un souterrain