Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grises, éveille des souvenirs bibliques : à voir les tentes et les huttes dressées au milieu des chênes-verts, les troupeaux paissant en liberté, on songe aux tribus nomades vivant de la vie patriarcale et dressant leur tente où le hasard les conduit. C’est l’heure où, devant chaque hutte de branchages, les femmes préparent le repas du soir; des colonnes de fumée montent droit dans l’air; les hommes aux figures bronzées, vêtus de longues tuniques blanches, reviennent des champs, poussant devant eux leurs chevaux et leurs bœufs. Ces gens nous accueillent avec méfiance; mais, après quelques pourparlers, ils s’empressent autour de nous : Barba-Janni nous confesse qu’il nous a fait passer pour des médecins; et notre drogman soutient l’honneur de la médecine européenne en distribuant aux paysans assemblés des remèdes inoffensifs. Aussi le soir, à la veillée, tous les hommes du yaïla viennent-ils se grouper autour de notre feu, qui éclaire vivement des visages aux traits hardis, aux yeux curieux. Une querelle s’engage entre deux paysans, au sujet d’un champ contesté ; la veillée terminée, les deux adversaires se retirent chacun dans sa hutte, et continuent à s’injurier de loin, comme des héros d’Homère ; les paroles alternées se croisent bien avant dans la nuit, quand tous les feux sont éteints, et l’on n’entend bientôt plus d’autre bruit dans le yaïla que le son des voix lointaines qui se répondent à intervalles réguliers.

Le lendemain, route en montagne; on traverse une suite de plateaux, enfermés entre des murailles de rochers gris, et reliés entre eux par de longs couloirs. Parfois des barrières de bois ferment ces issues naturelles, quand les plateaux sont cultivés. Il n’y a pas de traces d’habitation. Bientôt apparaissent les cèdres; les cultures deviennent plus rares à mesure qu’on s’élève; le sentier longe de hautes murailles de rochers qui souvent surplombent le chemin à peine frayé. La nuit est venue depuis longtemps, et nous cherchons encore à l’aventure quelque feu qui nous indique un yaïla ou un campement de bergers. Enfin les chevaux s’arrêtent brusquement sur la crête d’un ravin au delà duquel une lumière brille entre des arbres; avertis par nos coups de fusil, deux Turcs armés de brandons enflammés viennent éclairer notre descente, et nous conduisent à un campement d’été installé sous de magnifiques noyers. Une famille grecque de Chypre y vit en bonne intelligence avec quelques paysans turcs du village de Geuzen-Dî. Le mari récolte les glands du chêne valanède qui croît en abondance dans ces régions perdues et gagne quelque argent, sans payer aucune redevance au gouvernement; les forêts appartiennent à qui veut bien les exploiter. L’été, toute la famille vient s’établir sous ces noyers, qui ombragent une petite source; quelques tapis, des ustensiles de