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peuple ne traverse pas tant de crises sans voir s’affaiblir en lui cette passion du beau qui est surtout le privilège des riches et des heureux. D’ailleurs, à Venise, la science de l’archéologie et de la restauration date d’hier, et chez nous-mêmes, au temps de Lenoir et avant les beaux travaux des Vitet, des Mérimée, des Viollet-le-Duc, et les efforts extraordinaires de ce missionnaire enthousiaste qui s’appelait M. de Caumont, que pensait-on de nos monumens gothiques et de nos plus belles constructions de la renaissance? A Venise, Cicognara lui-même, l’historien d’art classique qui a passé pour un initiateur, a souvent singulièrement placé son enthousiasme et ses mépris, et, au temps de Selva, l’ancien couvent de la Carita, aujourd’hui l’académie des beaux-arts, que Goethe, à son passage à Venise, proclamait l’un des premiers monumens du monde, était odieusement mutilé sans qu’on entendît s’élever de protestations.

Tout danger est désormais conjuré; on ne restaurera point, dans son ensemble et suivant les anciens erremens, la grande façade de Saint-Marc; mais il faudra consolider les parties qui menacent ruine, et, dans ce travail, s’inspirer des idées qui ont présidé à la fondation de toutes les sociétés d’art qui existent aujourd’hui dans la plupart des villes d’Europe, et qui d’ailleurs sont aussi constituées à Venise. Nous le répétons, c’est une question de mesure, de soin, de conscience et aussi d’intelligence. Ne remplacer que l’indispensable, telle sera la loi; autant que possible chercher les matériaux équivalons, et surtout, accuser sincèrement la place où on supplée par un revêtement neuf à une partie détruite, plutôt que de changer tout un ensemble dans le but d’éviter une disparate dans une seule partie. Quand on procède autrement, on est entraîné à de singulières aventures. Il faut aussi réunir, comme dans un lumineux faisceau, les hommes les plus compétens dans l’art, dans la construction, dans l’histoire, et leur donner la mission de ne jamais laisser à elle-même la main qui exécute; enfin, fût-ce à prix d’or, il faut chercher à sauver de la ruine ces témoins de la grandeur passée, avant de leur substituer des pierres sans âme, sans histoire, sans grandeur, et qui n’ont rien à dire à l’imagination de ceux qui les contemplent,


CHARLES YRIARTE.