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leur langage, Mme de la Ferté-Imbault avait fondé une association bizarre qu’elle appelait l’ordre des camarades lampons et des chevalières lanturelus, ordre dont la règle était de simuler la folie en conversation et de dire des bêtises, mais des bêtises spirituelles. C’étaient toutes ces différences qui faisaient tenir à Mme Geoffrin ce propos tant, de fois répété : « Quand je considère ma fille, je suis comme une poule qui aurait couvé un œuf de cane. » La seule ressemblance qu’elles eussent était le goût de morigéner les gens, et encore cette ressemblance demeurait-elle incomplète, car Mme Geoffrin enveloppait ses gronderies célèbres de tant de précautions, de tant de caresses, de tant de douceurs qu’elle les faisait accepter sans trop de difficulté, tandis que Mme de la Ferté-Imbault, on va le voir, disait leur fait aux gens plus rudement. Elle avait fréquemment rencontré Mme Necker chez sa mère, et son premier jugement sur elle avait été empreint de cette malveillance dont elle honorait toutes les personnes pour lesquelles Mme Geoffrin témoignait quelque goût. Mais quelques années de commerce avaient fini par lui faire apercevoir que, sous le rapport de la franchise, de la droiture, de l’honnêteté. Mme Necker n’était pas inférieure à elle, et un beau jour elle s’avisa de l’avertir de ce changement d’opinion. C’était au moment où M. Necker venait d’être nommé directeur du trésor, sous les ordres de M. Taboureau, qui occupait le poste de contrôleur-général, situation assez délicate pour tous les deux. Dans ces circonstances, Mme Necker reçut un beau jour de Mme de la Ferté-Imbault la lettre suivante :


À Paris, ce 19 février 1777.

Vous m’avez fait l’honneur de me dire lundi, madame, que je vous fesois du bien par ma franchise et par mon expérience, et comme je vous estime beaucoup, que j’aime et estime M. Necker, cela m’a échaufé le cœur et l’imagination pour vous, madame, comme si vous éties une de mes filles chevalieres lanturelus, en voici la preuve. J’ai trouvé hier mardi M. Tronchin chez Mme la première présidente Molé, je l’ai pri en particulier, je lui ai montré l’intérest que vous m’avies inspiré et voici toutes les idées qui me sonts venus pour le bien général.


Mme de la Ferté-Imbault, qui connaissait le ménage Taboureau, donne ici quelques conseils à M. et Mme Necker sur la manière dont ils devront s’y prendre pour s’emparer de l’esprit du mari et de la femme en flattant leur vanité, puis elle continue :


Vous scavé, madame, que m’ayant mise fort à mon aise avec vous dès la première fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, je vous ay