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elle n’avait ni parens ni relations. D’ailleurs l’état fâcheux de ses affaires l’avait forcée de se retirer dans une petite maison de campagne auprès du pont de Sèvres. Là elle ne recevait d’autres visites que celle de Mme Necker ou de Marmontel, qui parle d’elle fort agréablement dans ses Mémoires :


Mme de Vermenoux, dit-il, au premier abord étoit l’image de Minerve ; mais sur ce visage imposant brilloit bientôt cet air de bonté, de douceur, de sérénité, cette gaieté naïve et décente qui embellit la raison et qui rend la sagesse aimable. Avec quel plaisir cette femme, habituellement solitaire et naturellement recueillie, nous voyoit arriver à sa maison de campagne de Sèvres ! Avec quelle joie son âme se livroit aux douceurs de l’intimité et s’épanouissoit dans les petits soupers que nous allions faire à Paris avec elle ! Assez jeune encore pour goûter les charmes de la vie, la mort nous l’enleva ; mais, en la regrettant, j’ai reconnu depuis que pour elle de plus longs jours n’auroient été remplis que de tristesse et d’amertume. Plus tard elle auroit trop vécu.


Cette vie solitaire et un peu difficile à laquelle elle se trouvait condamnée dut plus d’une fois faire regretter à Mme de Vermenoux l’existence opulente que lui avait offerte M. Necker. C’était sans doute pour dissimuler ses regrets qu’elle se plaisait à répéter avec un peu d’affectation que c’était elle qui avait fait le mariage de son ancien adorateur avec Suzanne Curchod ; mais cette affectation ne laissait pas que de désobliger un peu Mme Necker, qui s’en plaignait à Moultou. « Je voudrois, lui écrivait-elle, qu’elle ne s’attribuât pas notre mariage ; mon cœur s’en offense un peu et mon mari, qui prétend n’avoir jamais eu de passion que pour moi, est piqué de ses discours. » Ces légers nuages n’empêchèrent pas, quoi qu’on en ait dit, une relation affectueuse et douce de s’établir entre les deux femmes. Cette relation est attestée par un grand nombre de lettres parmi lesquelles je choisirai celle-ci, où l’on ne verra peut-être pas sans intérêt le nom de Rousseau se rencontrer avec celui de Mme de Staël enfant :


13 août 1770.

Concevez-vous, cher objet, l’extrême plaisir que m’a fait votre charmante lettre, elle m’a rappelé un moment tout mon bonheur de Saint-Ouen. Je suis ravie d’apprendre que l’estomac de mon ami Necker[1] reprenne ses forces ; sa tête, qui n’avoit besoin que de celles-là, s’en ressentira bientôt, mais je l’exhorte, je le conjure de prendre ses eaux avec plus de suite et de constance qu’il n’en a mis jusqu’ici dans ses

  1. M. et Mme Necker étaient en ce moment aux eaux de Spa.