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nous montrer ce qu’il en était. Les lettres écrites par Marmontel à Mme Necker, qui ne sont dénuées ni de finesse ni d’agrémens et qui contiennent d’intéressans détails sur le mouvement littéraire et les commérages académiques du temps, se distinguent surtout par un ton de constante adulation dont il serait difficile de mieux soutenir et varier les ressources. S’il met « madame » en tête de ses lettres, c’est qu’on a profané le terme de « mon ange, » qui aurait dû être réservé pour elle, car il ne connaît rien de plus céleste que le caractère de son âme. Mme Necker va-t-elle passer quelques mois en Angleterre, il la menace de passer le détroit à la nage pour la rejoindre : « Pourquoi l’amitié n’aurait-elle point son Léandre comme l’amour ? » Il pardonne à Marie-Antoinette sa partialité en faveur de Gluck (Marmontel était un picciniste forcené), parce qu’il apprend qu’ayant rencontré au bois de Boulogne, « aventure assez rare, la bonté, la sagesse, la vérité, la vertu même, elle leur avait fait le plus aimable accueil. » Les quinze premiers jours de son mariage lui ont paru longs, parce que pendant ce temps il a été forcément séparé de Mme Necker. Passe-t-il en voiture devant l’avenue de Saint-Ouen, il soupire profondément et dit à sa femme : « Voilà, ma chère enfant, la retraite de l’amitié, de la sagesse et de la vertu. C’est là que les plaisirs de l’esprit et de l’âme sont purs comme on nous dit qu’ils le sont dans le ciel. » Et tout de suite sa femme devine que c’est la maison de campagne de Mme Necker. Si la nécessité d’assister aux répétitions d’une de ses pièces le force à manquer à un des dîners du mardi (on voit qu’il était de l’intimité), ce dîner qu’il se promet toutes les semaines comme récompense de huit jours de travail, il avouera que c’est une assez pauvre raison pour se priver d’un honneur que Socrate et Marc Aurèle lui envieraient. Pour montrer que ces fragmens, choisis en quelque sorte au hasard, ne donnent point une idée exagérée de l’enthousiasme de Marmontel pour celle qu’il devait dénigrer plus tard dans ses mémoires, je publierai en entier une de ses lettres qui présente en outre l’intérêt de donner une idée assez exacte du caractère de Mme Necker.


Nous apprenons, madame, avec la plus sensible joie que votre santé se rétablit. L’air de votre patrie a sans doute beaucoup de part à ce changement salutaire ; la nature y doit être fière de vous avoir produite et attentive à vous conserver[1]. Mais, madame, je crois encore que c’est par les causes morales que votre affaiblissement a commencé ; et d’après le principe contraria contrariis curantur, ce sera des causes morales que viendra principalement la réparation de vos forces. De

  1. Mme Necker voyageait à ce moment sur les bords du lac de Genève.