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instrumens à vent a pris en Alsace-Lorraine une telle vogue que les maîtres ne suffisaient plus à diriger des classes devenues trop nombreuses. L’enquête prescrite pour rechercher les causes d’un goût si nouveau et si marqué pour le cornet à pistons a révélé que toute cette jeunesse caressait le rêve de pouvoir faire le temps de service militaire comme musicien et d’échapper ainsi au risque d’avoir à porter quelque jour les armes contre la France. Les plus ambitieux, gardant jusque dans le pis-aller leurs aspirations vers l’idéal, voudraient être trompettes de uhlans, afin de n’avoir pas à coiffer l’odieux casque à pointe, caractéristique du soldat prussien.

Ces menus faits en disent plus long que toutes les dissertations sur la persévérance avec laquelle Alsaciens et Lorrains résistent à la germanisation. Le programme autonomiste présentait, il faut le reconnaître, un grave danger, et c’est pourquoi ceux qui l’ont patronné dès le lendemain de la conquête ont manqué de vrai patriotisme ; ce programme paraissait avoir, avec le temps, de grandes chances de succès, s’il avait été pris en mains par un gouvernement n’ayant d’autre préoccupation que celle d’attirer promptement à lui, par cette large et paisible indépendance dont jouissaient naguère encore les petits états allemands, une population qui, si attachée qu’elle pût être à la France, aurait sans doute assez vite oublié, dans l’épanouissement de l’esprit provincial et les douceurs de l’état pacifique, les jours brillans mais agités que la France lui avait procurés. Mais il eût fallu pour cela que l’Allemagne elle-même fût restée l’Allemagne légendaire que nous avons tous connue. Là où la Bavière, par exemple, eût sans doute réussi, si elle avait reçu la mission de convertir les Alsaciens à leur nouvelle destinée, l’empire inspiré et dirigé par la politique prussienne ne pouvait qu’échouer. L’erreur fondamentale du parti autonomiste a été de croire (je ne recherche pas si c’est par intérêt ou de bonne foi) et de s’efforcer de faire croire qu’en conquérant l’Alsace-Lorraine l’Allemagne avait eu surtout en vue le bonheur des Alsaciens, qu’elle se proposait de les traiter en égaux et en frères. C’étaient là des choses bonnes à dire en chansons, pour surexciter dans sa sensiblerie l’orgueil national des Allemands, mais, dans les visées unitaires de la Prusse, la question alsacienne n’a jamais été qu’un instrument d’unification. M. de Bismarck ne s’en est point caché. Aussitôt après la victoire, et avant même que le traité de paix définitif fût signé, le 2 mai 1871, il disait au Reichstag : « Une confédération composée de princes souverains et de villes libres faisant la conquête d’un pays que, pour sa propre sûreté, elle est obligée de conserver, et qui devient ainsi un bien commun à tous les participans, voilà un fait bien rare dans l’histoire et, si nous faisons abstractions de petites entreprises exécutées par des cantons suisses,… je