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tionnels qui augmentent ce chiffre de plus de 30 pour 100, tandis que, déduction faite des intérêts des milliards dont la guerre a grevé la dette publique française, à une époque où l’Alsace-Lorraine était déjà devenue terre d’empire, cette même quote-part n’est que de 45 francs en France et de 47 fr. 50 en Prusse. D’ailleurs fût-il vrai que l’Alsace-Lorraine se trouvât matériellement favorisée sous ce rapport, encore convient-il de ne pas oublier que le poids de l’impôt n’est pas chose absolue, car la facilité avec laquelle un pays en supporte la charge dépend essentiellement de son degré de bien-être. Or l’Alsace-Lorraine est certainement plus appauvrie aujourd’hui, plus mal à l’aise, plus exsangue que si, conservée à la France, elle avait, en sus de ses charges personnelles, à supporter sa quote-part dans les 26 milliards auxquels se monte actuellement la dette publique française.

Les Allemands sont si absorbés dans leurs satisfactions historiques qu’ils ne pensent guère à remarquer qu’il existe des sociétés, — qu’elles s’appellent cercles, compagnies ou nations, — où la question de cotisation n’est jamais qu’accessoire, car il y a tant d’avantage et d’honneur à en faire partie, par suite de la solidarité d’intérêts et d’efforts qui en unit les membres et de leur bon renom, que chacun se prête volontiers aux appels de fonds que peut nécessiter une fortune adverse, et qu’au contraire il en est d’autres coûtant fort cher, sans compensation aucune pour les associés, qui, malheureusement ne sont pas toujours libres de s’en tirer par une démission. C’est précisément le cas pour les Alsaciens-Lorrains, et c’est la raison par laquelle la conquête morale, en dépit de certaines apparences, n’a fait parmi eux que des progrès à reculons. La transition a été trop brusque et la comparaison trop au désavantage de l’Allemagne pour que, à mesure que la France se relevait de ses ruines et que l’administration allemande était vue à l’œuvre, ceux-là même qui, dans les premiers jours, s’étaient crus habiles en faisant des avances au vainqueur, n’aient pas senti crouler leur foi tandis que s’égrenaient d’heure en heure leurs espérances et leurs illusions.

Ce qui a rendu l’Alsacien si réfractaire à l’influence allemande, c’est qu’il s’est trouvé la victime du conflit de deux états de civilisation complètement différens, et nul mieux que lui, par la longue habitude qui existe traditionnellement en Alsace de ne s’en remettre qu’à soi-même du soin de ses intérêts, n’était en mesure de reconnaître les défectuosités de l’état politique, économique et social vers lequel on voudrait le faire rétrograder. Je n’ignore pas que je touche ici à un point délicat. Le succès aveugle volontiers ; il est aujourd’hui de mode d’exalter l’Allemagne et presque de bon ton d’attribuer les malheurs de la France à son esprit d’indiscipline et aux vices de ses