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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

vienne à équilibrer normalement son budget ; l’Alsace-Lorraine, que l’empire s’était fait céder libre de dettes, en est depuis quelques années déjà à demander, tantôt à la dette flottante et tantôt à la dette consolidée, le complément des ressources nécessaires pour couvrir ses dépenses, et le royaume de Prusse lui-même, où vient de réapparaître la famine dans toute son horreur, est réduit à des expédiens financiers qui ne lui laissent même pas assez de liberté d’esprit pour aviser à temps à la sauvegarde de ses intérêts les plus directs.

J’en veux citer un exemple bien caractéristique. Dès les premiers temps de l’occupation, les chambres de commerce alsaciennes et lorraines, consultées sur les vœux du pays, avaient signalé parmi les plus désirables et les plus urgentes des entreprises d’utilité publique que l’Allemagne se disait prête à exécuter pour développer la prospérité matérielle dans le territoire conquis, le remaniement et l’amélioration, conformément aux besoins nouveaux de la navigation marchande, du beau réseau de canaux dont la France avait doté l’Alsace-Lorraine et qu’avait mutilé le tracé de la nouvelle frontière. La question était en effet si intéressante que la batellerie autonomiste, se prenant d’enthousiasme, ne rêva rien moins que de faire de Strasbourg un véritable port de mer. Puis les années s’écoulèrent ; rien ne fut fait ni même mis à l’étude, quand tout à coup, l’an dernier, alors qu’était tout à fait oubliée cette affaire des canaux, qui ne servait plus depuis longtemps qu’à égayer les conversations aux dépens de l’administration allemande et des illusions autonomistes, le gouvernement prussien est venu offrir à l’Alsace-Lorraine une subvention pour qu’il fût procédé d’urgence à l’approfondissement du canal de la Sarre, dont le parcours presque tout entier se trouve sur le territoire lorrain. Une telle offre de concours pécuniaire est si peu dans les habitudes prussiennes qu’on ne savait trop qu’en penser quand un rapport du directeur des houillères domaniales de Sarrebrück expliqua l’énigme. Depuis deux ou trois ans, le trésor prussien ne parvenait plus à vendre ses charbons par suite de la mise en exploitation du réseau de canaux à grande section construit par la France le long de sa nouvelle frontière, réseau qui permet aux houilles belges de venir faire concurrence à la Prusse dans tout l’est de la France et jusqu’en Alsace-Lorraine, c’est-à-dire sur un marché dont elle avait eu longtemps le monopole et qu’elle se voit menacée de perdre tout à fait, car la profondeur insuffisante du canal de la Sarre accroît le fret et par conséquent le prix du charbon prussien de 2 fr. 50 par tonne. Ainsi, voilà donc la Prusse atteinte dans sa propre chair par des travaux publics exécutés en France depuis la guerre ; l’implacable