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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

par ses mœurs, ses goûts, ses coutumes et sa législation. Étant en Europe la nation qui s’y est le plus longtemps attardée, elle a fini par se persuader que le gothique est d’essence germanique et le tient pour la portion la plus précieuse de son patrimoine. Un instant, par l’influence du grand Frédéric, ayant fait un effort, elle s’est élevée jusqu’au rococo ; 1830 et 1848 lui avaient rendu le service, aujourd’hui méconnu, de la débarrasser d’une partie de ses bandelettes ; le désir de redevenir fidèle aux traditions de sa race la pousse à s’y enserrer plus que jamais. J’en vais donner une preuve curieuse et toute récente, que fournissent les nouvelles lois judiciaires, dont l’application en Alsace-Lorraine sera longtemps pour ces contrées une cause de trouble et de perturbations profondes.

II.

L’unité d’organisation de la magistrature et l’uniformité de procédure devant les tribunaux comptent assurément au nombre des premiers besoins d’un état qui aspire à se constituer en corps social, puisque sans la garantie d’une bonne justice, il n’est pas d’intérêts privés qui ne restent livrés à tous les hasards. Pour l’Allemagne en particulier, où s’était développée et perpétuée en cette matière la plus extravagante bigarrure, peu de réformes étaient plus désirables et plus urgentes. Il convenait de procéder à cette réforme avec décision et netteté, si l’on voulait rendre au pays l’inappréciable service, dont l’esprit de routine pouvait bien gémir, mais dont la nation entière n’aurait pas tardé à reconnaître les bienfaits, de débarrasser l’Allemagne unifiée de l’amas contradictoire et confus d’institutions judiciaires qui remontaient, de degré en degré, jusqu’à l’antique justice patrimoniale vantée par Tacite, et qui ne variaient pas seulement d’état à état ou de province à province, mais parfois de canton à canton et même de ville à ville. Le mouvement libéral de 1848 avait élagué de quelques timides coups de cognée cet inextricable fourré féodal qui servait de refuge à tout un monde de parasites, mais la vigoureuse végétation allemande avait vite recouvert de ses lianes ces rares éclaircies, tant l’Allemand se plaît toujours et en toutes choses sous l’ombre de la feuillée touffue.

Maintenant que l’Allemagne, groupée en une seule famille, semblait ne plus rencontrer aucun obstacle qui l’empêchât de se donner des lois communes à toute la nation et qui fussent en harmonie avec ses vrais besoins, c’était le cas ou jamais d’interroger d’un esprit dégagé et « objectif » la masse des documens accumulés de