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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

neutralise par sa propre action. Ceci est un reste de l’esprit féodal, dont les Allemands sont encore tout imbus. Bœrne a dit d’eux que « quand ils sont douze ensemble, ils forment une douzaine, et que, si un seul les attaque, ils appellent la police. » Ne reconnaît-on pas dans cette incapacité de s’assister, de s’entr’aider, comme aussi dans ces habitudes d’espionnage et de délation, considérées comme l’accomplissement d’un devoir civique, un héritage traditionnel des mœurs d’une époque où le manant se donnait corps et âme à son burgrave, qui lui promettait en retour aide et protection ? Et n’est-ce pas, d’autre part, un reste aussi de l’esprit du vieux temps que ce culte de la force physique et ce respect de l’argent, que les Allemands confondront toujours dans une même dévotion, comme les confondait leur vieille langue dans le même mot : reich, qui voulait dire tout à la fois riche et puissant ? C’est très sincèrement qu’ils n’ont rien compris à cet élan, — qu’ils tenaient pour folie, — des Alsaciens et des Lorrains préférant courir au-devant de la misère et de toutes ses risques plutôt que de se jeter dans les bras d’un vainqueur triomphant et chargé de butin. Restés sujets, ils ne perçoivent encore que confusément ce qui leur manque pour devenir des citoyens. La classe des producteurs, qui est le fondement même des sociétés modernes, car elle contribue le plus efficacement, par intérêt propre, à la prospérité matérielle des états, est encore en Allemagne dominée et refoulée par la noblesse, militaire ou terrienne, et par cette foule de théoriciens, professeurs et docteurs, sorte de clergé laïque que les universités épanchent sur le pays en flots intarissables.

Quand il s’est agi de régler l’ordre de choses nouveau dont l’incubation était due à ces mêmes universités, rien n’a paru plus naturel que de s’en remettre surtout aux docteurs pour organiser cette grande Allemagne qu’ils avaient inventée. Par malheur, la profondeur dont ils font profession est singulièrement dénuée de sens pratique. Ayant ouï dire que la vérité habite au fond d’un puits, chacun parmi eux creuse son trou dans l’espoir de l’y découvrir, mais quand d’aventure quelque événement les rappelle à fleur de terre, les réalités du monde extérieur les déconcertent, et tout leur apparaît si inattendu et si neuf qu’il leur arrive, dans leurs étonnemens, de s’élancer bravement à la découverte de la Méditerranée. Que de terres inconnues se sont ainsi révélées à eux en Alsace-Lorraine ! Leur soin le plus pressé est de tout ramener d’abord à un système ; ce n’est pas un Allemand qui se fût jamais avisé de démontrer le mouvement en marchant. Ils se cantonnent dans l’absolu des formules, alors que tout, dans la vie sociale, tend de plus en plus à devenir relatif, à mesure que les intérêts s’entrecroisent et que