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tient en effet à des causes tout autres et plus profondes que celles qui résultaient de son ancien émiettement politique. La principale de ces causes c’est que, n’ayant jamais vécu, à aucune époque de son histoire, de la vie sociale d’un grand état, l’Allemagne est restée étrangère à cette lente élaboration qui a engendré, par des transformations successives, les conditions d’existence des nations modernes. Elle-même n’a jamais formé, comme peuple, qu’une juxtaposition confuse d’intérêts de clocher, toujours jaloux, souvent contradictoires. Aussi les élémens de l’existence sont-ils restés chez elle essentiellement simples, et avec eux les formes sociales, car seule la lutte ardente pour l’existence au sein d’une société parvenue à toute l’intensité de la civilisation et de ses exigences soulève les problèmes graves et compliqués dont la solution pressante s’impose, au jour le jour, à l’homme d’état et au législateur. — L’Allemand s’est toujours volontiers contenté de ces franchises locales et de ces libertés bourgeoises qui florissaient particulièrement au moyen âge et que ses gouvernans ne lui ont jamais marchandées. Elles suffisent à l’épanouissement de son individualisme, qui forme l’essence même de ce peuple, et dont le particularisme et le fédéralisme ne sont que des variétés, où se reflète encore la même et perpétuelle distinction, si foncièrement germanique, entre le moi et le non-moi.

Cette existence fermée, repliée sur elle-même, jointe aux goûts simples et à l’humeur résignée des Allemands, ainsi qu’à une vie suffisamment large et facile sans grands tracas, n’était pas faite pour susciter une véritable classe moyenne, au sens politique du mot, parvenue à l’aisance par son propre labeur, à l’indépendance par ses propres efforts et à la perception nette des nécessités sociales et des sacrifices qu’elles exigent par le souvenir des luttes qu’il lui a fallu soutenir. Ce ne sont point là choses allemandes. Quand l’Allemand étouffe ou meurt de faim chez lui, il émigre… il émigrait du moins, avant que la législation militaire introduite par la Prusse y eût mis obstacle ; — quitter ses foyers pour aller chercher fortune à l’étranger ne coûte pas à ces populations qui ont conservé, avec les vertus prolifiques d’une race jeune, cette facilité de déplacement que d’aucuns admirent et qui n’est pourtant qu’un dernier vestige de l’état nomade.

D’un autre côté, cet éparpillement de la race en cent groupes politiques divers a empêché qu’il ne s’en dégageât une véritable opinion publique. En Allemagne, l’opinion publique est nulle ou tout au moins inerte. Le flot allemand ne porte pas : la haine de l’étranger, la peur de l’envahisseur, peuvent le soulever momentanément, mais, rendu à lui-même, il s’abîme sous son propre poids et se