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prussien, au sein des universités qui ont toujours été pour la Prusse les principaux laboratoires de sa politique et de sa puissance. Ce que Berlin et un peu plus tard Bonn avaient opéré dans ses propres provinces, les élèves formés à ces deux écoles sont allés le répandre dans le reste de l’Allemagne. Après que ces missionnaires d’un genre nouveau, envoyés partout, de Kiel à Tubingue et de Heidelberg à Leipsig, eurent préparé les voies tantôt en exaltant par leurs enseignemens le sentiment national, tantôt en l’humiliant surtout par le spectacle de l’abaissement et de l’impuissance où il était tombé ; après que les doctrines de cet évangile nouveau, mises à la portée des humbles et des petits, se furent infiltrées pendant un demi-siècle jusque dans les moindres écoles de village et les campagnes les plus reculées, la Prusse entra en scène. Si peu Allemande elle-même, elle connaissait bien les Allemands. Elle savait que pour donner à ce peuple la cohésion et la force d’impulsion dont il avait si longtemps manqué, pour arriver à le grouper et à le mettre d’accord, c’était mal s’y prendre que de lui faire discuter des articles de constitution et que le vrai moyen de réunir en un seul corps cette nation de quarante millions d’individus, capable de fournir au besoin deux millions de soldats, c’était de lui promettre une satisfaction historique, greffée sur l’espoir d’une revanche séculaire à remporter sur l’ennemi héréditaire. Avec l’orgueil de race, il fallait trouver un prétexte pour émouvoir en lui le patriotisme de tribu, fait de haines, de jalousies et de rancunes, le seul dont soient encore capables les Allemands, qui ont vécu trop divisés, trop étrangers à eux-mêmes pour concevoir cette forme plus élevée et vraiment moderne d’un patriotisme fondé sur l’émulation et sur des sentimens généreux et humains. L’Allemagne en est toujours à la formule d’Arndt : « Où est la patrie de l’Allemand ? Aussi loin que la langue allemande résonne et que le nom français est exécré. » Aussi était-ce un programme d’un singulier attrait pour tout cœur allemand celui que proclamait la politique prussienne de poursuivre l’écrasement de la France, tenue pour ennemie héréditaire en vertu d’une accumulation artificielle de griefs remontant jusqu’aux temps de Charles d’Anjou et de Louis XI, de lui arracher des « frères allemands » qu’elle retenait captifs et de fonder sur ses funestes ruines le triomphe du germanisme sur le romanisme personnifié dans la race latine.

C’est à réaliser cette troisième partie du programme que l’Allemagne travaille depuis neuf ans, sans grand succès jusqu’à présent. La Prusse s’en désintéresse ou se tient tout au moins discrètement à l’écart, et elle a pour cela ses raisons. Elle a rempli sa tâche nationale et accompli la partie essentielle de son œuvre en rendant aux Allemands le service de refaire à sa propre taille l’empire de