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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

compter pour rien dans le monde de la grande politique et méditaient cette légende qui annonçait le relèvement de leur race quand se réveillerait Barberousse, qui dormait depuis plus de six siècles au fond d’une grotte de Thuringe. Leur idéal était tout historique, tout métaphysique, pourrait-on dire, et tout symbolique : ils aspiraient à voir, — comment ? personne ne le savait au juste, — la race germanique arriver, par le rétablissement de l’empire de Charlemagne et des Hohenstaufen et l’écrasement de la civilisation latine, à cette unité si souvent désirée et dont ils faisaient dépendre l’accomplissement de la mission civilisatrice pour laquelle ils se croient nés. Leurs âmes impressionnables étaient dévorées par une indicible Sehnsucht : non contens d’être quelqu’un, ils aspiraient à devenir quelque chose, et pour réaliser ce rêve, auquel se rattachaient pour eux les promesses de l’âge d’or, ils étaient prêts à tous les sacrifices.

On sait le rôle considérable que l’école historique allemande a joué pour préparer de longue main cette évolution. Aux élans farouches des Arndt, des Rückert et des Kœrner avait succédé une propagande scientifique moins bruyante et moins vive, mais plus efficace. Pendant cinquante ans historiens, géographes, linguistes, philologues, ethnographes, anthropologistes, archéologues se sont employés à l’envi, chacun dans sa spécialité, à délimiter la sphère du pangermanisme et à dresser le bilan de ses revendications. Ils y ont apporté une conscience et un esprit de suite véritablement germaniques et n’ont rien laissé traîner, dans cette œuvre patiente de redressement et de démarquage, conçue au point de vus teuton. À l’Europe ils ont pris Charlemagne, Shakspeare à l’Angleterre, l’art gothique à la France, à l’Inde la race blonde des Aryas et le sanscrit, qui n’est, comme chacun sait, que du tudesque qui s’ignore.


Cette histoire,
Enfans, il ne faut pas la juger, mais la croire.

L’Allemand a toujours eu un faible pour les contes de nourrice, et sa manie historique paraissait au demeurant assez inoffensive. Qui donc, à l’ouest du Rhin et au sud du Danube, se soucie aujourd’hui d’Arminius, des Chérusques et des Marcomans et, à part peut-être quelques lycéens qui rêvent pendant les trois premiers mois de l’année scolaire aux voluptés de l’orgie traditionnelle du 28 janvier, qui donc s’avise de mêler le souvenir de Charlemagne aux choses du jour ? La Prusse, aidée de ses docteurs, pouvait en prendre d’autant plus à son aise en ces matières, qu’elle était excusable de mal les connaître, n’étant pas encore née quand tout cela se passa.

Ce fut en effet un mouvement tout prussien, conçu dans l’esprit