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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

ment agricole que le ci-devant département du Bas-Rhin, où l’immense majorité de la population est retenue au sol qui l’a vue naître, non pas seulement par l’affection qu’inspire le foyer natal, mais par le sentiment plus tyrannique du propriétaire dont toute la subsistance dépend du modeste champ qu’il cultive de père en fils. On ne peut se faire une idée juste de l’énergie d’action que ce sentiment devait exercer qu’en sachant à quel degré extraordinaire est arrivé en Alsace le morcellement de la propriété agricole. Lors de l’enquête de 1866, les 560 000 hectares qui forment la superficie totale du sol cultivable de cette province se trouvaient émiettés en 2 millions de parcelles, de 12 ares en moyenne, dans le département du Bas-Rhin et en 1 600 000 parcelles dans le Haut-Rhin. 180 000 familles se partageaient ces lopins de terre. Sur 67 000 ouvriers agricoles chefs de famille, les cinq sixièmes au moins étaient eux-mêmes propriétaires de parcelles. On comptait alors, dans le Bas-Rhin, sur 277 000 cotes foncières, 67 589 cotes au-dessous de 1 franc, 93 636 de 1 à 5 francs, 40 000 de 5 à 10 francs et 5 000 seulement au-dessus de 100 francs. Dans le Haut-Rhin, sur 174 000 cotes, il y en avait 100 000 inférieures à 10 francs, 52 000 de 50 à 100 francs et 3 200 seulement qui fussent supérieures à 100 francs[1]. Comme le font observer les auteurs à qui nous empruntons ces chiffres et qui avaient personnellement présidé à l’enquête agricole en Alsace, « il serait difficile de pousser plus loin l’émiettement du sol, » et cependant, depuis 1866, cet émiettement a encore progressé par l’effet naturel des partages entre héritiers et de l’aisance (je parle d’autrefois !) du cultivateur alsacien qui ne laissait échapper aucune occasion de satisfaire sa passion innée pour la propriété foncière.

Il n’est sans doute pas besoin de faire ressortir les facilités que, sans compter tant d’autres chances favorables, cette situation de la propriété rurale en Alsace offrit à l’action administrative pour tenter de gagner des populations ainsi rivées en quelque sorte sur le territoire et dont l’horizon et les rêves s’arrêtaient aux limites de leur champ et au clocher de leur village. Cependant, même dans ces campagnes d’Alsace, pour lesquelles le français n’a jamais cessé d’être une langue étrangère et qu’on représente parfois comme le mieux converties à leur nouvelle destinée, l’administration allemande ne peut encore, après dix ans d’efforts continus, se vanter d’avoir remporté que ce qui s’appelle par euphémisme des « succès d’estime. » Le régime allemand y est subi plutôt qu’accepté ; nulle part il ne s’est fait ni apprécier ni aimer.

  1. MM. Tisserand et Lefébure, Étude sur l’économie rurale de l’Alsace ; Paris, 1869, chapitre VI.