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ment perfectionnée tant pour le corps que pour l’esprit et nous réalisons au moral et au physique l’histoire du Sybarite que le pli d’une feuille de rose empêchoit de dormir.


Lorsque Mme Necker s’avouait ainsi vaincue par le charme de Paris, il y avait déjà longtemps que sa maison était devenue le centre d’un cercle littéraire dont l’éclat faisait pâlir celui qu’au prix de tant d’efforts et de prudence avait fini par rassembler Mme Geoffrin. Trois ou quatre années avaient suffi pour assurer le succès d’une entreprise à laquelle Mme Necker s’était consacrée dès le lendemain de son mariage avec l’ardeur raisonnée qu’elle savait mettre aux choses lorsque sa volonté était d’accord avec sa conscience. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire pour expliquer cette ardeur d’y voir, ainsi que l’ont fait les ennemis de Mme Necker, un dessein d’ambition longuement poursuivi et une suite de combinaisons profondes pour porter son mari au pouvoir en lui assurant l’appui des gens de lettres. Pour comprendre son mobile, il suffit de se rappeler ce goût passionné pour les choses de l’esprit qui avait occupé sa jeunesse et auquel elle n’avait renoncé que sous le coup de la nécessité. Lorsqu’elle avait accepté de suivre Mme de Vermenoux à Paris, une des raisons qu’elle se donnait à elle-même dans quelques réflexions jetées sur le papier, c’était la facilité qu’elle aurait de partager son temps entre « la lecture, la correspondance, les plaisirs bruyans et l’amitié ; rien de plus gracieux, ajoutait-elle, qu’un pareil de genre de vie. » Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une fois maîtresse de son temps et de ses actions, elle ait cherché à réaliser ce genre de vie gracieux que rêvait sa jeunesse. Son mari s’y prêta de bonne grâce, avec peu d’inclination toutefois, et l’indifférence distraite avec laquelle il assistait aux conversations qui se tenaient dans son salon lui a été assez souvent reprochée pour soupçon d’un ambitieux calcul.

Ce n’est pas cependant que la grande fortune de M. Necker et sa bourse toujours ouverte ne fussent pour beaucoup dans le succès si rapide de l’entreprise sociale et littéraire tentée par sa femme. Il y avait déjà longtemps que les gens de lettres avaient commencé de recourir à la protection des financiers, et lorsque Corneille dédiait Cinna au fermier-général Montoron, il est permis de voir dans cette dédicace moins un hommage littéraire qu’une sollicitation discrète. Mais cette protection leur était devenue d’autant plus nécessaire que, plus hardis, plus nombreux, moins soutenus par leur génie, ils avaient cessé, comme leurs ancêtres au XVIIe siècle, de tourner leurs regards vers le roi et la cour pour s’enrôler au service d’une puissance naissante dont ils s’efforçaient d’assurer le triomphe : l’opinion publique. Comme l’opinion publique n’avait