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J’ai lieu de me flatter cependant que le remède innocent que cette lettre lui fera avaler (elle écrivait sous les yeux de M. Necker) le guérira pour quelque temps de cette insupportable maladie.


C’est avec la même plume alerte et spirituelle que Mme Necker exerçait sa verve en faisant part à Moultou de ses premières impressions sur Paris et la société qu’elle y voyait. Au premier abord, et alors qu’elle demeurait encore avec Mme de Vermenoux, ces impressions sont loin d’être favorables, et la sévérité de ses jugemens est manifestement empreinte du parti-pris d’une étrangère résolue à ne point se laisser éblouir. La conduit-on à l’Opéra, elle y a du plaisir, mais point d’étonnement. Lui écrit-on de Suisse pour lui demander des nouvelles littéraires ou des relations intéressantes, elle n’en saurait donner, car elle n’entend parler que d’habits ou d’équipages, et elle ne voit que des folies ennuyeuses. Encore si elles étaient séduisantes ! La plupart des beaux esprits lui paraissent de fades et mauvais plaisans, dont aucun n’est digne d’être comparé avec son ami. Quant aux Françaises, leur âme ne semble occupée qu’à imaginer de nouveaux moyens de décorer son enveloppe. Cependant Paris exerça peu à peu sur elle ce charme pénétrant du mouvement et de l’exquis en tout genre dont il est bien peu d’esprits assez austères pour se défendre, et dans la sévérité précipitée des jugemens qu’elle avait prétendu porter quinze jours après son arrivée sur les mœurs de Paris et le caractère de ses habitans, elle reconnaissait bientôt, avec bonne grâce, un travers national : « C’est, disait-elle, la maladie de tous les Suisses, enchantés d’être dans une grande ville et d’en médire ; nous nous plaçons à une fenêtre d’un quatrième étage, et avec un crayon et du papier, nous faisons des notes numérotées sur les mœurs des passans qui traversent la rue. » Enfin, après plusieurs années de séjour, elle rendait complètement les armes, et dans une des lettres à Mme de Branles que le comte Golowkin a publiées, elle portait sur Paris ce jugement fin et un peu recherché d’expression, qui traduira, s’ils sont sincères, celui de bien des étrangers :


Venez vivre quelque temps avec nous, madame, et vous serez moins surprise de l’illusion qui nous fait préférer Paris à tout autre séjour ; peut-être même la partagerez-vous. Il est certain qu’on peut et qu’on doit être plus heureux ailleurs ; mais il faut pour cela ne pas connoître un enchantement qui, sans faire le bonheur, empoisonne à jamais tous les autres genres de vie. Nous ressemblons à ces gourmands dont le palais blasé est dégoûté de tous les alimens et ne peut cependant revenir à des mets simples et salutaires ; la finesse du goût est prodigieuse-