Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/673

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

générale qu’il en tire au point de vue de l’évolution sociologique : « La conduite de l’homme primitif, dit M. Spencer, est en partie déterminée par les sentimens avec lesquels il regarde les hommes qui l’entourent, en partie par ceux avec lesquels il regarde ceux qui ont vécu. De ces deux ordres de sentimens résultent deux ordres de facteurs sociaux d’une importance capitale. Tandis que la crainte des vivans devient l’origine du lien politique, la crainte des morts devient celle du lien religieux. Qu’on songe dans quelle large mesure le culte des ancêtres, conséquence de ce dernier sentiment, continua à régler et à gouverner la vie chez les peuples qui, dans la vallée du Nil, parvinrent les premiers à un haut degré de civilisation ; qu’on songe que les anciens Péruviens étaient soumis à un rigide système social dont le principe était un culte des ancêtres si compliqué que les vivans pouvaient être véritablement appelés les esclaves des morts ; qu’on songe qu’en Chine également il a existé et il existe encore un culte analogue engendrant des contraintes de même nature : — et l’on reconnaîtra, dans la crainte des morts, un facteur social non moins important à l’origine, sinon plus important que la crainte des vivans. »

Ainsi la crainte, avec un double objet, voilà le sentiment à peu près unique qui forme et resserre les liens sociaux. — Nous n’en voulons pas contester la puissance ; mais nous persistons à croire que M. Spencer fait une part trop petite aux sentimens altruistes, affections de famille ou instincts de sociabilité. Nous croyons que, dans le sentiment religieux surtout, une analyse plus exacte découvrirait l’élément de l’amour à côté de l’élément de la crainte, et lui attribuerait même une énergie et un rôle prépondérans. Si le sentiment religieux n’avait d’autre origine et d’autre principe que ceux que lui assigne la théorie de M. Spencer, il devrait s’affaiblir et disparaître à mesure que la science dissipe les conceptions qui l’ont engendré. Est-il donc prouvé qu’il en soit ainsi ?

Nous connaissons maintenant la nature et les caractères physiques, émotionnels, intellectuels des unités sociales primitives : condition préliminaire indispensable pour connaître la nature de cette réalité collective qu’on appelle une société. Réalité, disons-nous ; car une société n’est pas une pure abstraction dont toute l’existence se résolve dans celle des individus qui la composent. C’est un ensemble qui a son individualité propre, et ce qui constitue cette individualité, ce qui la distingue des parties intégrantes, c’est la permanence des relations qui existent entre celles-ci.

Une société est donc un tout réel ; mais ce tout est-il analogue à un composé inorganique ou à un corps organisé ? M. Spencer ne croit pas que la première hypothèse puisse supporter la discussion.