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dit notre poète dans le Paradis[1] ; parole considérable et dont on trouvera difficilement la pareille chez les écrivains des siècles précédens. On ne trouvera pas chez eux non plus une théorie aussi complète, aussi déterminée sur la papauté et l’empire, proclamant si péremptoirement l’égalité absolue de ces deux pouvoirs, les faisant procéder, — « bifurquer, » — tous les deux d’un seul et même point qui est Dieu[2]. Je suis loin d’ailleurs de prétendre que cette théorie soit à l’abri des reproches ; elle pèche en bien des endroits par une partialité et une exagération évidentes, et il est même piquant d’observer qu’en cette matière des prérogatives du pouvoir civil, le publiciste et le poète gibelin raisonne exactement comme ces chevaliers ès-lois de Philippe le Bel qu’il avait en si profonde horreur ; sur ce terrain, il est aussi novateur, j’oserais dire aussi révolutionnaire qu’un Nogaret ou qu’un Plaisian.

Mais ce qu’il y eut de plus novateur, de plus révolutionnaire dans Alighieri, ce fut l’homme même, ce fut cette personnalité puissante, hautaine et solitaire, venant prononcer son mot sur toutes les choses du temps, venant dire aux nations chrétiennes qu’elles faisaient toutes fausse route, venant proclamer ses théories propres, ses prédilections et ses répugnances, ses haines et ses amours à la face de l’univers ; se faisant juge des morts et des vivans, des partis et des particuliers, des peuples et des souverains, des papes et des empereurs ; distribuant l’éloge et le blâme, l’apothéose et la flétrissure, l’enfer et le paradis, — et tout cela de son autorité privée, de par la seule souveraineté de son génie ! Car remarquez bien que cet homme ne tient sa mission que de lui-même : il n’est ni homme de roi, ni homme de loi, ni homme d’église, il n’est que poète ; il ne fait partie d’aucune corporation influente, d’aucun ordre religieux, d’aucune école reconnue et privilégiée, il est sans mandat, sans appui, il est même sans patrie, il n’est qu’un exilé et un banni ! Il n’y eut pas d’exemple au moyen âge d’un pareil affranchissement de l’âme humaine de tous liens de communauté et de hiérarchie, d’une pareille affirmation de l’individualité, d’un pareil


Aversi fatta parte per se stesso !


« Vous demanderez peut-être qui est celui qui, ne craignant pas le supplice soudain d’Oza, veut soutenir de sa main l’arche chancelante ? Je suis parmi les plus humbles brebis du troupeau du Christ ; mais ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et le zèle de la

  1. Parad., VIII, 115.
  2. A quo (a Deo) velut a puncto bifurcatur Pétri Cæsarisque potestas. — Epist., V. (Op. min., III, p. 444.)