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maintenir contre le destin l’édifice branlant du moyen âge, et il embrasse d’une étreinte convulsive cette grande colonne de l’empire, — de tous les anciens supports du temple, le plus ruiné, hélas ! et le plus défaillant…

LA COMTESSE. — Ah ! prince Canterani,

…. Tu lasci tal vestigio,
Per quel ch’ i’ odo, in me, e tanto chiaro,
Che Lete nol puô torre nè far bigio[1].


Jamais je n’oublierai le Dante qui vient de m’être révélé aujourd’hui pour la première fois ! Quelle vie, quelle œuvre et quelle destinée !

LE PRINCE SILVIO. — Et pour mesurer toutes les sombres profondeurs d’une destinée aussi extraordinaire, il importe encore de nous rappeler en dernier lieu que le défenseur le plus résolu, le plus convaincu du passé a été, malgré tout cela, et malgré lui surtout, l’ouvrier le plus puissant, le fauteur le plus énergique de la civilisation moderne ; que le Jérémie du moyen âge a été en même temps le premier génie de la Renaissance ! Epiméthée du XIVe siècle, il tenait lui aussi des mains de sa Pandore, — des mains de sa muse, — un trésor mystérieux ; et de ce trésor s’échappèrent des forces, — des idées, — qui devaient miner et détruire le vieux monde auquel il voulait demeurer fidèle, le monde qui avait toute sa foi et tout son amour !

Et d’abord n’est-il pas curieux de voir ce cosmopolite, cet adversaire de toutes les individualités, de toutes les unités nationales, travailler pourtant avec ardeur, avec une sollicitude touchante à nous façonner un idiome national, à unifier les quatorze dialectes de la péninsule en un seul type noble et beau ? Dans le Convito, il fait encore des concessions au préjugé du temps et ne conteste pas la supériorité du latin sur tout idiome vulgaire : c’est pour lui « le froment comparé à l’avoine[2] ; » dans son livre de Vulgari eloquentia, il déclare déjà que le parler indigène est « plus noble », parce qu’il est « plus naturel », et il trouve le latin plutôt « artificiel[3]. » Avec bien des travers et des bizarreries scolas tiques cet ouvrage de Vulgari eloquentia n’en est pas moins, — l’auteur le sent et l’annonce au début même[4], — le premier essai d’une science toute nouvelle, et contient nombre de vues justes et surprenantes

  1. Purgat., XXVI, 106-108.
  2. Convito, I, cap, VI.
  3. De Vulgari Eloq., I, cap. I.
  4. Cum neminem ante nos de vulgaris eloquentiæ doctrina, quicquam inveniamus tractasse. (De Vulg. Eloq., I, cap. I.)