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leur âpreté, leur dureté, leur esprit implacable de conquête et de domination. L’unité du genre humain, la solidarité de la famille chrétienne, lui paraîtront des mots dépourvus de sens, et il proclamera la guerre de tous contre tous. Il fera des vœux pour la venue non pas d’un aigle impérial, mais d’un loup et d’un lion (volpe e leone) unis dans la personne d’un tyran heureux ; il ne demandera à ce messie ni la paix, ni la justice, ni la liberté, il ne lui demandera que le succès : et son César sera César Borgia!.. Pour la dignité de l’esprit humain, pour l’honneur du nom italien, félicitons-nous de pouvoir rappeler la Monarchie de Dante à l’occasion du Prince de Machiavel...

LE MARCHESE ARRIGO :

Chè dove l’ argomento della mente
S’aggiugne al mal volere ed alla possa,
Nessun riparo vi può far la gente[1].


LE PRINCE SILVIO. — Il n’en est pas moins vrai pourtant, que l’idéal politique d’Alighieri fut une des plus décevantes illusions qui aient jamais fasciné un grand esprit, et que cette illusion a pesé et pèse encore aujourd’hui de son ombre étrange sur tout le « poème sacré;» elle lui donne un cachet unique de tristesse ineffable et de navrante douleur. L’attachement à un passé disparu et à un monde écroulé n’est pas le propre de Dante seul, dans le domaine de l’imagination créatrice; on peut même dire que ce sentiment a été l’inspiration ordinaire de la plupart des poètes qui ont laissé des œuvres immortelles. Ce n’est que de nos jours, en effet, dans ce siècle de monstrueuse infatuation, que les enfans d’Apollon se sont avisés de se poser en prophètes et en voyans, en saint Jean-Baptiste de je ne sais quel nouveau royaume de Dieu ou de Satan; telle n’a pas été la prétention d’un Homère, d’un Eschyle, d’un Sophocle, d’un Virgile, d’un Tasse, d’un Shakspeare, ni d’un Gœthe : chacun d’eux fut plutôt un laudator temporis acti. Mais Alighieri ne se borne pas à louer un grand ordre de choses évanoui et à l’accompagner de ses regrets; il ne se contente pas de l’exalter par son chant et de l’entourer de toute la magie de son art : il croit à la continuité, à la présence réelle, à l’éternité du système; ce système est pour lui la voie, la vérité et la vie ; toute autre chose ne lui paraît que vanité et mensonge, une déviation coupable et « une nouvelle chute d’Adam. » Il se raidit, il lutte, et il saigne. Il n’est pas le simple aède d’un beau passé héroïque, il en est le dernier combattant : le gladiateur mourant d’une cause sans lendemain. Samson au rebours, — et Samson non moins aveugle, — il prétend

  1. Inf., XXXI, 55-57.