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je la crois néanmoins peu justifiée et prêtant surtout à des malentendus de divers genres. Singulière épopée, en vérité, qui laisse dans l’oubli ou dans l’ombre les côtés les plus saillans, les traits les plus prononcés de l’époque qu’elle est censée résumer : la féodalité par exemple, la chevalerie, le travail profond des communes, l’élan magnifique des croisades. N’avez-vous pas été frappés, messieurs, du peu de place qu’occupent dans notre poème les héros, les fastes et les souvenirs des guerres de la terre-sainte; du faible retentissement qu’a trouvé dans les terzines ce cri de Dieu le veut! qui avait ébranlé, enflammé une longue suite de générations, et qui était loin d’avoir perdu tout sa force au temps d’Alighieri? Pendant bien des siècles encore après Dante, la lutte contre l’infidèle devait être la grande tentation, ou, si l’on aime mieux, la grande illusion des rois et des peuples; jusqu’à la bataille de Lépante, l’abandon de l’Orient n’a cessé de peser comme un remords écrasant sur la conscience des chrétiens, des souverains pontifes surtout, qui furent infatigables dans leurs efforts et leurs admonestations à ce sujet. C’est même par la promesse surtout d’une croisade, d’une expédition prochaine en Palestine, que le propre messie de notre poète, Henri de Lutzelbourg avait obtenu l’appui du pape Clément V pour son entreprise au delà des Alpes. Mais si Dante, parmi tant de griefs qu’il sait accumuler contre Boniface VIII, ne néglige point non plus celui « d’aimer mieux faire la guerre près du Latran que contre les Sarrasins et les juifs[1], » il n’insiste pas autrement sur la catastrophe de Saint-Jean-d’Acre, — catastrophe qui coïncida avec la mort de Béatrice, — et la perte de la terre-sainte ne lui arrache point un seul de ces cris de colère et de douleur qu’il trouve toujours en parlant de la chute du saint-empire. Combien de lacunes encore aurais-je à signaler, combien d’omissions à faire ressortir, — omissions graves et qui seraient impardonnables, s’il était vrai seulement que Dante a eu la pensée de faire l’épopée du catholicisme, de donner, — on l’a bien dit quelque part, — la Somme poétique du moyen âge, comme saint Thomas en avait donné la Somme théologique ! N’aurais-je pas alors le droit de réclamer contre l’oubli de tant d’actes mémorables, de tant de personnages grandioses de la martyrologie et de l’hagiographie catholiques ? Ne pourrais-je pas me plaindre également du silence gardé sur un Abeilard, sur un Arnaud de Brescia, sur un Thomas Becket, sur saint Louis et sur mainte autre figure qui a fait époque, qui a laissé une trace lumineuse dans l’histoire ? Pourquoi surtout, dans ce prétendu Panthéon épique, et parmi cette foule de noms obscurs dont si souvent je cherche en vain les

  1. Inf., XXVII, 85-90.