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saint Luc ne dit-il pas expressément qu’à la naissance du Christ César Auguste fit faire le dénombrement des habitans de toute la terre? Par sa naissance comme par sa mort, le Christ a donné la suprême sanction à la puissance romaine : il s’est conformé à l’édit d’Auguste en naissant, et il a reconnu le pouvoir judiciaire de Tibère (dans son représentant Pilate à Jérusalem) en mourant ; car il n’y a qu’un juge légitime qui puisse prononcer une peine légitime, et le Christ a voulu subir en sa personne la peine légitime du péché d’Adam.

Si le peuple-roi a été ainsi distingué par Dieu, s’il lui a été donné de fonder cette monarchie universelle qu’avaient vainement ambitionnée les Assyriens, les Égyptiens, les Perses et les Macédoniens, c’est que les fils de Cincinnatus, de Fabricius, de Camille, de Brutus l’Ancien, de Scævola, de Décius, de Caton le Vieux, etc., se sont montrés dès l’origine dignes d’une si haute faveur, d’une mission aussi glorieuse par leur piété, par leur esprit civique et gouvernemental, par leur désintéressement, — car, bien entendu, c’est à la seule fin de faire le bonheur du genre humain que les descendans de Romulus ont poursuivi la conquête du monde ! Ne souriez pas trop, messieurs, à cette sublime philanthropie prêtée généreusement aux durs légionnaires : M. Mommsen lui-même, ce Darwin de l’histoire, n’a-t-il pas reproché de son côté à la génération de Flaminius un sentimentalisme déplacé à l’égard de la Grèce? Dante cite avec empressement, avec triomphe le mot célèbre de Cicéron, que Rome a exercé sur l’univers plutôt un patronage qu’une domination[1]. Et si tel a été déjà le caractère de l’empire romain encore que païen, on se doute des vertus que l’auteur de la Monarchie revendique pour cet empire devenu saint et chrétien. L’empereur, ne cesse-t-il de répéter, est aussi nécessaire à notre salut temporel, que la papauté à notre salut spirituel; lui seul peut donner au genre humain la paix, la justice et la liberté...

Spectacle étrange que celui de ce transfuge guelfe, venant ainsi apporter aux gibelins leur déclaration des droits, la théorie de leur légitimité et de leur raison d’être, que dis-je? venant formuler pour le moyen âge tout entier, une foi politique, pressentie, entrevue, en partie même pratiquée depuis des siècles, mais jamais auparavant aussi rigoureusement précisée et démontrée! Et tout cela au moment où cette foi a déjà perdu bien de sa force sur les consciences, où l’idéal n’agit plus depuis longtemps sur les imaginations! Tant de générations ont passé sur la chute des Hohenstaufen et l’écroulement de leur édifice; à l’heure qu’il est, vers la

  1. Itaque illud patrocinium orbis terræ verius quam imperium poterat nominari l[Cicéron, de Officiis, lib. II, cap. 8.)