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E se ben ti ricorda, e vedi lume,
Vedrai te somigliante a quella inferma,
Che non può trovar posa in su le plume,

Ma con dar volta suo dolore scherma[1].


LE PRINCE SILVIO. — Banni de Florence dès les premiers jours de l’année 1302 par un décret injuste, arraché ainsi de bonne heure à la vie d’action, mais enlevé par là même à la mêlée des luttes incessantes, absorbantes, Alighieri parvint avec le temps à juger de plus haut les vicissitudes et les partis de son pays natal ; dans ce recueillement de l’exil, il finit même par se construire tout un grand système de politique universelle dont il espéra le salut du monde : car c’est le propre, hélas ! de toute émigration que d’être millénaire… À l’exception de la Vita nuova (achevée encore à Florence), ce système se reflétera désormais dans tous les écrits de notre poète : dans le Convito aussi bien que dans le livre sur la Langue vulgaire et dans les pamphlets des années 1310 et 1311 ; il formera, comme nous le verrons bientôt, la trame continue et serrée de la Divine Comédie. Ce n’est toutefois que dans son ouvrage sur la Monarchie que Dante a présenté ses idées politiques avec suite et ensemble et les a réunies en un corps de doctrine dont il importe de se rendre un compte bien exact avant de procéder à toute étude tant soit peu sérieuse du « poème sacré. »

Chose vraiment bizarre : tandis que nombre de commentateurs s’ingénient à découvrir dans la vie religieuse de Dante une crise, un dualisme, « une trilogie » complètement imaginaire, presque tous en revanche ne se lassent pas de lui attribuer sous tous les autres rapports une unité de conduite, d’inspiration et de conviction non moins incompatible avec la réalité historique ! Dans l’amant, ils n’admettent pas de défaillance ni de déviation, et, en dépit de ses propres aveux, ils se portent garans de sa constance inébranlable envers Béatrice morte comme vivante. Dans le poète, ils ne veulent pas distinguer, — on nous l’a bien éloquemment démontré hier, — entre le sonnettiste de la Vita nuova, émule de Guinicelli, de Gavalcanti, de Cino, et le chantre original et sublime de la Divine Comédie. Et de même, dans l’homme politique, ils s’efforcent d’atténuer, de supprimer autant que possible les changemens, les évolutions et les transformations indéniables : là encore on nous présente « un Dante tout uni, un Dante fait tout d’une pièce, » ayant toujours plané au-dessus des passions et des factions, ayant toujours « fait à lui seul son parti : »

… Si ch’ a te fia bello
Averti fatta parte per te stesso[2].

  1. Purgat., VI, 139-151.
  2. Parad., XVII, 68-69.