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haut vol, à l’âme haute, ne se résignent pas à un tel désordre d’idées et de phénomènes : il leur faut une synthèse, une harmonie dans notre Cosmos; ils la cherchent, ils la poursuivent sans relâche, sans égard et jusqu’à provoquer le destin. Soit qu’en anticipant sur l’avenir ils devancent leur génération dans la voie de l’inconnu, soit qu’en pensant en arrière ils veuillent se rejeter dans le passé et faire revivre un état de choses condamné sans retour, ils se heurtent et se brisent fatalement contre les bornes impassibles du Temps, et leur dernier mot est presque toujours un cri de détresse, le cri de Hamlet, le cri que le monde a déraillé :

The time is out of joint : — O cursed spite,
That ever I was boni to set it right[1] !..


Dante naquit dans une de ces périodes de transition, dans ce XIIIe siècle qui devint le point de départ d’une transformation décisive de la société européenne. On ne saurait nier que le moyen âge ait eu devant lui un idéal grandiose : l’unité de la famille chrétienne sous le gouvernement suprême du pape dans l’ordre moral, et de l’empereur dans l’ordre temporel. Le système, il est vrai, n’a jamais été complètement réalisé; il n’en a pas moins produit des résultats admirables : il a associé toutes les nations catholiques dans l’œuvre enthousiaste des croisades, il leur a donné une homogénéité de développement, une communauté d’intérêts et de sentimens dans leur activité religieuse, politique, scientifique, et jusque dans les produits de leur imagination ; il a imprimé le cachet d’une civilisation uniforme, cosmopolite, à des peuples divers issus de diverses barbaries. A partir toutefois du XIIIe siècle, cet idéal commence à reculer et à s’évanouir : l’élan sublime des premières croisades ne se renouvelle plus après la perte de Saint-Jean-d’Acre; les liens de solidarité qui retenaient en un seul faisceau les différens groupes de l’Occident chrétien se relâchent et se détachent. Partout, dans toutes les manifestations de la vie morale, sociale et intellectuelle, la diversité, l’individualité se fait jour à côté, sinon à la place de l’ancienne universalité, l’analyse à côté, sinon à la place de l’ancienne synthèse. A l’architecture, cet art synthétique par excellence, viennent se joindre les arts bien plus individualisés de la sculpture et de la peinture; telle branche de la science ne tient plus aussi fortement que par le passé au tronc commun de la théologie; les idiomes vulgaires se font timidement entendre en face du latin, la langue universelle ; des essais de littérature nationale se montrent par-ci par-là ; la prose historique fait son apparition. A la généralisation,

  1. Acte I, sc. V.