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la fatalité ; ils n’avaient pas la pensée de réhabiliter les crimes, de prendre le succès pour unique et souveraine mesure des actions humaines, d’idéaliser les moyens révolutionnaires. S’ils considéraient la révolution comme nécessaire et légitime dans son principe, ils la regardaient pour le reste comme l’œuvre des hommes, comme le résultat de leurs passions, de leurs aveuglemens, de leurs fureurs, de leurs efforts contraires. « La révolution, disait M. Mignet, a eu beaucoup d’obstacles à vaincre, ce qui a produit des excès passagers à côté de bienfaits durables. Les privilégiés ont voulu l’empêcher, l’Europe a tenté de la soumettre et, forcée à la lutte, elle n’a pu ni mesurer ses efforts, ni modérer sa victoire. La résistance intérieure a conduit à la souveraineté de la multitude et l’agression du dehors à la domination militaire. Cependant le but a été atteint malgré l’anarchie et malgré le despotisme. » Je ne dis pas que d’autres interprétations n’aient été possibles: celle des deux jeunes émules n’excluait ni la pitié pour les vaincus, ni la sévérité pour les violens triomphateurs d’un jour, ni la liberté à l’égard de tous. Elle ouvrait, pour ainsi dire, un cadre à la fois précis et flexible, où M. Thiers particulièrement pouvait se déployer à l’aise, avec ce qu’il a appelé depuis la première qualité de l’historien, l’intelligence, — l’intelligence pour tout comprendre, avec le don de la clarté pour tout remettre dans son vrai jour.

Ce qui a fait de l’Histoire de la révolution française de M. Thiers un livre d’un intérêt durable qui a pu être complété, rectifié ou contesté, mais qui, dans son ensemble, n’a pas été sérieusement dépassé, c’est le mouvement et la vie, c’est l’art de ranimer, de coordonner ce drame confus, puissant et terrible qui commence à la veille de 1789, qui s’achève ou du moins a un dénoûment provisoire au 18 brumaire. Les premiers volumes se ressentaient encore sans doute de certaines hésitations de talent. A mesure que l’auteur pénétrait dans le drame, il semblait en saisir mieux l’étendue. Il s’avançait d’un pas plus assuré, sans regarder derrière lui, s’attachant peu aux pouvoirs qui se succédaient, entraîné lui-même dans le mouvement, allant de crise en crise, de l’éclipse tragique et émouvante de la monarchie aux convulsions de la république naissante, des délires furieux de la convention et de la terreur aux épuisemens, aux velléités de réorganisation régulière du directoire.

Il déroulait le tissu des événemens comme s’il eût écrit le bulletin d’une longue bataille, faisant passer dans ses abondans et faciles récits les hommes, les partis acharnés à s’immoler les uns les autres, la révolution tout entière concentrée dans un gouvernement formidable pour tenir tête à la guerre civile et à l’invasion étrangère. Il portait la lumière, il rétablissait une sorte d’ordre dans le chaos