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et toujours inépuisable d’esprit, d’expérience, d’activité, de sagesse ingénieuse, de passion, avait eu un instant l’étrange fortune d’apparaître comme le génie familier de la France en détresse. C’était le dénoûment soudain d’une carrière qui, après avoir commencé dans l’obscurité, n’avait cessé de s’agrandir à travers les révolutions et les contestations du siècle, pour se résumer à son terme dans une sorte de dictature morale du patriotisme et de la raison prévoyante. C’était, en un mot, la fin de M. Thiers, le dernier grand témoin d’un autre âge, le dernier grand conseiller public, mourant à Saint-Germain dans l’éclat d’une popularité nationale et d’une renommée universelle.

C’est toujours une destinée rare, c’est le privilège exceptionnel d’un petit nombre d’hommes de se dégager en personnages de l’histoire des agitations et des contradictions de leur temps. M. Thiers est entre ses contemporains un de ces privilégiés qui grandissent dans les mêlées de leur siècle. Certes, à l’époque où, jeune et inconnu, il se plaisait à dérouler dans ses récits impétueux et faciles les scènes tragiques de la révolution française, en attendant de reproduire les spectacles guerriers de l’empire, — à l’époque où il entrait dans la carrière publique par une victoire du droit populaire sur le droit traditionnel, de la monarchie élue et parlementaire sur la légitimité royale, — à cette époque, déjà lointaine et presque légendaire, il ne voyait pas tout l’avenir; il ne se doutait pas que la révolution qu’il avait racontée n’était pas finie, que la monarchie nouvelle qu’il contribuait à fonder n’aurait qu’un règne éphémère, que le régime parlementaire lui-même aurait ses éclipses, que la République et l’empire renaîtraient avec leurs fatalités, et que, lui, demeuré l’un des derniers survivans de sa génération, il serait appelé à recevoir dans ses mains la grande victime épuisée de désastres, la France vaincue, déchirée et mutilée. M. Thiers a vécu assez pour voir se nouer et se dénouer tous ces drames, pour y jouer un rôle toujours nouveau et toujours grandissant même dans la défaite, pour s’élever de degré en degré au-dessus des contestations vulgaires et pour pouvoir dire avec une confiante fierté, à une heure décisive de son vieil âge : « Je n’entends pas paraître au tribunal des partis, devant eux, je fais défaut ; — je ne fais pas défaut devant l’histoire, et je mérite de comparaître devant elle. » Il l’a mérité, sans doute, et ce qui fait vraiment de M. Thiers un de ces hommes qui s’appellent des personnages historiques, ce n’est pas seulement l’éclat des rôles publics, ce n’est ni le pouvoir conquis ou perdu dans les luttes de parlement, ni même cette magistrature presque souveraine qui a couronné sa vieillesse ; ce qui fait surtout de M. Thiers un personnage de l’histoire, c’est qu’à toutes les heures, dans