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sances du temps, ce n’est pas un côté de sa nature ; ce que nous regrettons enfin de ne pas mieux connaître, c’est un document relatif à l’histoire du siècle, ce ne sont pas des pièces essentielles à la psychologie de Voltaire. Voilà toujours l’éternelle distinction que les érudits persistent à ne pas faire. Mais, à mesure qu’ils manœuvrent pour l’effacer, il nous appartient de la marquer et de la creuser plus profonde. C’est elle en effet, ne l’oublions pas, qui sépare le domaine de la recherche érudite du domaine de la critique littéraire.

Et c’est pourquoi, de toutes les correspondances perdues, il n’y en a qu’une que la critique doive regretter aussi vivement que l’histoire regrette toutes les autres : on devine que je veux parler de la correspondance de Voltaire avec Mme du Châtelet. Songez qu’en fait de lettres d’amour, il ne nous est parvenu de Voltaire que les quatorze lettres à Pimpette, sa première amie, et Voltaire n’avait que dix-huit ans, et ce sont les lettres d’un échappé de collège. Ne serait-il pas curieux de savoir de quel style il écrivait à la marquise ? Voltaire a certainement aimé Mme du Châtelet, mais à sa manière, et voilà justement le problème, voilà l’énigme psychologique ; nous ne savons pas quelle était sa manière ! Tout au plus pouvons-nous affirmer que ce n’était ni la manière de Jean-Jacques, ni la manière de Diderot. Il ne devait mêler à ses protestations d’amour ni les boutades sombres du premier ni les effusions lyrico-sentimentales du second : « Chère femme ! combien je vous aime ! combien je vous estime ! ô ma Sophie ! combien de beaux momens je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! » Sophie ! qui portait des lunettes !… Je crois fermement qu’Émilie ne s’est trouvée jamais à pareille fête et je crois que Voltaire n’a jamais fait sa cour ou témoigné sa reconnaissance avec tant de points d’exclamation. Dans ses lettres à la marquise, il me semble que, s’il avait quelque mouvement d’abandon, dès la ligne suivante, il devait « très piquamment » s’en railler lui-même et se sauver par une « gambade » du ridicule de la sentimentalité. Mais je serais bien aise de le savoir autrement que par conjecture, et de le pouvoir affirmer sur un autre témoignage que le mien. Voilà le seul Voltaire qui nous manque, le Voltaire encore jeune, déjà célèbre et amoureux. Les lettres même de Mme de Graffigny, qui était une bien bonne femme, et Mme de Staal, qui était une bien mauvaise langue, ne suffisent pas à nous le rendre. À l’occasion de cette nouvelle édition de la correspondance, en s’aidant des lettres à Pimpette, des lettres à la présidente de Bernières, des lettres à la marquise de Mimeure, et de quelques autres, un psychologue ingénieux ne sera-t-il pas tenté d’essayer de nous le restituer ?

F. Brunetière.