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second dans une lettre datée du 10 octobre 1762. « Mes chers frères, continuez à éclairer le monde que vous devez tant mépriser… Le Sermon des cinquante, attribué à La Mettrie, à Du Marsais, à un grand prince, est tout à fait édifiant… Quatre ou cinq personnes à Versailles ont de ces exemplaires sacrés. J’en ai attrapé deux pour ma part. » On ne peut s’empêcher ici de se poser incidemment une question : Quels titres ce lourdaud de Damilaville avait-il pour « mépriser le monde ? » mais surtout en quoi pouvait-il bien contribuer à « l’éclairer ? » Joignant ensemble toutes les concordances, il apparaîtra, selon nous, clairement, que les éditeurs de Kehl avaient raison, — que le Sermon des cinquante ne parut qu’après la Profession de foi du vicaire savoyard, — et qu’il fut composé pour disputer à Rousseau l’honneur d’avoir attaqué seul en face l’éternelle ennemie des philosophes. La lettre à Mme de Fontaine est donc évidemment composée de morceaux qui ne sont pas de la même date ou elle est mal datée.

On voit l’intérêt de la discussion. Quand il ne s’agirait que de trancher entre Voltaire et Rousseau la question de priorité, je crois que déjà la chose en vaudrait la peine. Rien de ce qui touche à ces deux grands hommes ne peut être indifférent à l’histoire de notre littérature. Mais il s’agit d’autre chose encore, puisqu’il s’agit d’appuyer sur un trait bien connu déjà de la physionomie de Voltaire. Je dis et je soutiens qu’en aucune circonstance Voltaire, à qui que ce soit, n’a porté les premiers coups, ni jamais bravé les premiers risques. Il a toujours attendu qu’un autre eût donné le signal. Dépourvu de toute originalité de penseur, mais en revanche doué de la plus rare et de la plus prompte faculté d’assimilation qui fut peut-être jamais, incomparablement habile surtout et maître passé dans l’art de donner à la pensée des autres, obscure et mal venue, tout son relief et toute sa clarté, Voltaire a très courageusement enfoncé plusieurs portes une fois ouvertes, mais je ne sache pas de porte qu’il ait eu le courage d’ouvrir. Et la question ici s’élève au-dessus de Voltaire, puisqu’il s’agit à ce coup de l’histoire même et de la direction des idées au xviiie siècle.

Qu’on nomme crime ou non ce qui fait le débat,


c’est évidemment à Rousseau que revient un honneur que l’on décerne à Voltaire. La Profession de foi du vicaire savoyard a précédé la première attaque de front, selon le mot de Condorcet, que Voltaire ait dirigée contre la religion chrétienne, comme le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes avait précédé toutes les autres attaques dirigées depuis contre « le trône et l’autel, » et comme le fameux Discours couronné par l’Académie de Dijon avait précédé le Discours préliminaire et les deux premiers volumes de l’Encyclopédie. C’est un