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REVUE LITTÉRAIRE.

vicaire savoyard l’honneur d’avoir provoqué le Sermon des cinquante, se trompent-ils, — ou non ? M. Desnoiresterres, qu’il faut toujours citer dès qu’il s’agit de Voltaire, croit qu’ils se trompent. En effet, il est certain d’une part que l’Émile ne parut qu’au mois de mai 1762, et certain d’autre part qu’il est fait expressément mention du Sermon des cinquante dans une lettre de Voltaire à Mme  de Fontaine, datée par Beuchot du mois de juin 1761. Mais je crois justement que cette lettre à Mme  de Fontaine est mal datée. Beuchot lui-même a pris soin de nous avertir que la plupart des lettres à Mme  de Fontaine avaient été formées assez arbitrairement de morceaux rapportés et tant bien que mal cousus ensemble. C’est une première raison de défiance. Passons maintenant à une autre correspondance. Le 22 mai 1762, le maréchal de Luxembourg écrit à Rousseau[1] : « Nous attendons ce matin, avec la plus grande impatience, Duchesne, qui doit nous apporter l’Éducation, » et plus bas : « M. Duchesne arrive et m’apporte un exemplaire magnifiquement relié. » Voilà une première date bien fixée. L’Émile parut dans les derniers jours du mois du mai 1762. On sait la suite : — le décret de prise de corps lancé par le parlement de Paris, la fuite précipitée de Rousseau, les proscriptions successives qui lui ferment l’état de Genève, puis le territoire de Berne, la fameuse lettre au roi de Prusse, enfin le séjour à Motiers-Travers. C’est là que Rousseau reçoit une lettre de son ami Moultou, datée du 21 août 1762 : « Je viens de lire un petit ouvrage qu’on m’a dit de Voltaire et qui est bien marqué à son coin, intitulé : Sermon des cinquante ; c’est une chose horrible… Oh ! si je l’avais pu garder seulement deux jours ! » Sur cette nouvelle, Rousseau prend un commencement d’inquiétude. Vous savez qu’il se croit persécuté par Voltaire, et, quoi qu’en disent les biographes de Voltaire, il n’a pas tout à fait tort de le croire. Le 25 août, il adresse donc au maréchal de Luxembourg une lettre que l’on n’a pas retrouvée, mais dans laquelle nous savons pourtant qu’il demandait au maréchal ce que c’était que le Sermon des cinquante, car le maréchal lui répondait, en date du 4 septembre : « Je n’aime point les injustices : je vous assure que celles que les Tronchins et Voltaire vous ont fait essuyer ne leur font point d’honneur. Je n’ai point entendu parler de ce Sermon des cinquante… » Et Moultou, de son côté, quelques jours plus tard, complétant ses premiers renseignemens, ajoutait : « Ce Voltaire assure que ce Sermon des cinquante est du roi de Prusse. » Que si maintenant nous revenons à la correspondance de Voltaire, nous constatons que Voltaire, ayant alors à Paris deux correspondans intimes, d’Alembert et Damilaville, c’est en date du 11 septembre seulement qu’il parle au premier pour la première fois du Sermon des cinquante et pour la première fois au

  1. Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, correspondances publiées par M. Streckeisen-Moultou.