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la publicité, seul moyen de propagande, et cependant échapper aux lois répressives des divers états, c’était évidemment une entreprise très difficile. Comment aurait-elle pu durer après qu’on avait frappé d’ostracisme le seul homme capable de la diriger? La cause de l’échec n’est pas accidentelle, elle tient au caractère même de la tentative. Les travailleurs ne veulent plus suivre les bourgeois radicaux, parce que les libertés politiques, la république et même le suffrage universel, que ceux-ci revendiquent ou décrètent, ne changent pas les relations du travail et du capital, et d’autre part l’ouvrier est évidemment incapable de diriger un mouvement révolutionnaire qui devrait résoudre les mille difficultés que soulève tout changement dans l’ordre économique. Le socialisme révolutionnaire aboutit ainsi à une impasse et à l’impuissance pratique.

Une autre cause encore a contribué à la chute si rapide de l’Internationale, ce sont les rivalités de personnes. Comme au sein de la commune, on se divise, on se soupçonne, on s’injurie, et bientôt arrivent les scissions définitives. Nulle autorité ne s’impose. L’entente devient impossible ; on aboutit à l’anarchie, à l’impuissance, et, si on permet un mot vulgaire qui exprime bien la chose, au gâchis. Ceci est encore un avertissement. Eh quoi ! vous voulez abolir l’état et supprimer le chef d’industrie, et vous comptez que l’ordre sortira naturellement de la libre initiative des associations fédérées? Mais si vous, qui constituez apparemment l’élite de la classe ouvrière, vous n’êtes point parvenus à vous entendre assez pour maintenir en vie une société qui ne vous demandait aucun sacrifice et qui n’avait qu’un but voulu par tous, « la guerre à l’infâme capital, » comment de simples ouvriers resteront-ils unis alors qu’il s’agira, dans un contact journalier, de régler des intérêts en lutte constante et de prendre des décisions touchant la rémunération de chacun ? Vous n’avez pas voulu vous soumettre à un conseil général qui ne vous imposait rien; comment, dans l’atelier, obéirez-vous aux ordres des chefs qui devront déterminer votre tâche et diriger votre travail? L’Internationale est morte, non par la sévérité des lois ou la persécution des gouvernans, mais de mort naturelle et d’anémie. Toutefois sa carrière, si courte qu’elle ait été, a laissé dans la vie contemporaine des traces qui ne disparaîtront pas de sitôt. Elle a donné une redoutable impulsion au socialisme militant, principalement dans les pays latins. Elle a fait de l’hostilité des ouvriers contre les maîtres un mal chronique, en leur persuadant qu’ils forment une classe fatalement vouée à la misère par les privilèges iniques du capital. C’est ce qu’on verra mieux encore en suivant le développement de l’Internationale dans les différens états.


EMILE DE LAVELEYE.