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fermentant partout, il n’était pas difficile d’établir entre elles un lien commun ; mais la puissance réelle dont a disposé l’association a toujours été insignifiante. Elle n’a jamais connu même approximativement le nombre de ses adhérens. Ainsi que le dit un de ses anciens membres, M. Fribourg, on s’affiliait à l’Internationale « comme on prend un verre de vin. » De 1866 à 1870, la plupart des sociétés ouvrières et les socialistes, individuellement, déclaraient adhérer, et c’était tout. C’est ainsi que Cameron, délégué des États-Unis au congrès de Bâle, y apporta, comme nous l’avons vu, l’adhésion en masse de huit cent mille ouvriers, mais ces adhésions étaient absolument platoniques. Elles n’apportaient à l’association ni autorité, ni argent.

On croit que l’Internationale a joué un rôle important dans les grèves devenues si nombreuses depuis quelques années. C’est une erreur. Sans doute très souvent les grévistes faisaient nominalement partie de l’association. Mais d’abord les chefs de l’Internationale ne considéraient la grève que comme un pis-aller. En second lieu, ils craignaient de la conseiller, sachant qu’un échec diminuerait beaucoup leur crédit. Enfin ils manquaient absolument de ressources. Nous trouvons dans les livres de M. Oscar Testut[1] des détails curieux à ce sujet. À chaque occasion, le conseil général avoue qu’il n’a pas d’argent ou bien il envoie des sommes tout à fait insignifiantes. La plus infime trade-union anglaise a une caisse mieux garnie. Dans tous les congrès, on cherche, sans les trouver, les moyens de faire rentrer les cotisations, qui n’étaient pourtant que de 0 fr. 10 par an. Ce n’est pas f Internationale qui a fomenté les grèves, ce sont les grèves qui ont développé l’Internationale.

Les causes du déclin rapide de la fameuse association sont faciles à découvrir, et elles sont instructives. D’abord comme organisatrice de grèves, ce qui était son but principal et pratique, elle s’est montrée timide et impuissante. Les corps de métier n’ont pas tardé à s’en apercevoir, et l’ont abandonnée. Ensuite elle avait pris pour devise : « Emancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. » On voulut donc se passer des bourgeois radicaux, « des phraseurs, » « des intrigans, » qui, la révolution faite, arrivent au pouvoir et laissent les ouvriers dans la même condition qu’auparavant. La plupart des délégués étaient néanmoins des « bourgeois ; » mais, au fond, le sentiment de révolte contre la direction aristocratique des plus intelligens persista toujours, et elle s’en prit surtout à Karl Marx, le vrai fondateur de l’Internationale et la seule tête politique qu’elle contînt. Or faire vivre une vaste association reliant des groupes très nombreux de nationalité différente et obéissant parfois à des courans d’idées divergens, faire usage de

  1. L’Internationale au ban de l’Europe et l’Internationale ; Paris, Lachaud 1873.