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Comédie, décrite comme u une forêt obscure, âpre et sauvage, dont le souvenir lui était plus amer que la mort?.. »

Je ne saurais m’empêcher de vous présenter encore, messieurs, une dernière considération, d’un ordre purement littéraire et artistique, mais qui pour des connaisseurs de Dante pourrait bien l’emporter sur toutes les autres. Une lecture tant soit peu attentive de la Divine Comédie nous laisse voir avec quel art et avec quelle persistance le poète fait intervenir ses propres sentimens et ses propres destins partout où le spectacle des réprouvés ou des élus éveille dans son âme le souvenir d’un bonheur ou d’une douleur, d’une situation ou d’une catastrophe analogue de sa vie. Notre savant académicien nous a déjà parlé hier, et avec beaucoup de justesse, de l’attitude caractéristique de Dante dans tel cercle des orgueilleux, des violens ou des débauchés; j’ajouterai qu’Alighieri ne laisse échapper aucune occasion de rappeler ses vicissitudes et ses souffrances, ses amours et ses haines, ses combats et ses joies, ses efforts et ses mécomptes, ses doctrines favorites et celles qu’il répudie et condamne, et à chacune de ces occasions sa muse éclate avec une puissance extraordinaire, traversant toutes les tonalités de la passion, se liant à tous les accens d’une mélodie, là infernale et là céleste, perçant d’un cri aigu ou d’une plainte mourante tous les chœurs des damnés, tous les hosanna des bienheureux. Or Dante a plus d’une fois occasion de parler des égaremens de la raison humaine, de ses erreurs coupables et de ses audacieuses tentatives contre la loi de Dieu et les prescriptions de l’église. Il voit les anges déchus hautains et insolens même dans la cité de douleur ; il voit ceux qui ont nié l’immortalité de l’âme, « les hérésiarques et leurs partisans de toutes sectes[1], » brûler dans des tombeaux entourés de flammes; enfin, dans le huitième et le neuvième cercle de l’Enfer, il rencontre ceux qui ont abusé des dons de l’intelligence « pour faire le mal, » qui ont semé la discorde parmi les croyans et provoqué des schismes[2]. Si donc l’hypothèse de la « trilogie » était fondée, si Alighieri lui-même eût passé par l’épreuve fatale du doute, et cédé à une époque quelconque de sa vie aux entraînemens de la raison révoltée, c’est là aussi, c’est là surtout que nous devrions trouver ces émouvans épanchemens, ces grands cris de conscience et de douleur auxquels le poète nous a habitués partout où les ombres qu’il conjure et les idées qu’il évoque font vibrer les cordes de son cœur éprouvé. Que dis-je? si le doute philosophique avait été l’idée-mère, la cause créatrice, l’essence même, en un mot, de

  1. Inf., IX, 127-128.
  2. Inf., XXVI-XXVIII.