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Tout au plus son titre d’académicien lui commandait-il de relever son observation, de moins accorder à la complication scénique, de mieux tremper le métal parfois amolli de son style, et il est douteux qu’un seul accident fût venu interrompre le triomphal voyage de cet auteur, dont on peut dire sans exagération qu’il a été, durant quinze années, l’enfant gâté du public, trié mais blasé, des premières représentations, comme du public, mêlé mais naïf, des deux-centièmes. « En somme, disait de lui un judicieux critique, notre littérature possède des talens plus vigoureux, d’une portée d’esprit plus grande, d’une audace plus fière, elle n’en possède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une connaissance plus fine du public, et qui soient plus assurés contre l’insuccès ou la déchéance[1]. »

Il peut paraître étrange que nous rappelions ces lignes, précisément au lendemain de l’insuccès de Daniel Rachat, mais c’est que le contraste entre leur prédiction et l’événement jette une lumière sur la nature intime de M. Sardou. Sur un autre que lui cette certitude du succès dans une route marquée eût été toute-puissante. M. Sardou est un inquiet, un nerveux, un de ceux que son grand confrère de l’antiquité, le délicat Térence, symbolise dans son Heautontimoroumenos, le Bourreau de lui-même, un esprit malaisément contenté, qui vise toujours au mieux et dédaigne ce qu’il a fait par cela seul qu’il a pu le faire. De ce scrupule parfois excessif nous ne saurions le blâmer, d’autant qu’à ce désir jamais assouvi du progrès, nous devons les rajeunissemens imprévus de ce talent qui, après avoir donné des modèles presque accomplis de la comédie de mœurs, s’est tour à tour haussé jusqu’au drame héroïque dans Patrie! et dans la Haine, puis dans Dora plié aux plus subtiles exigences de cette sorte de comédie analytique inaugurée par M. A. Dumas fils.

Cette fois, M. Sardou avait à sa libre disposition la grande scène du Théâtre-Français, un public d’élite, des acteurs de choix; son titre de membre de l’Académie française doublait la portée de sa voix, en ajoutant une autorité nouvelle au prestige incontestable de son nom. D’autre part, nous vivons dans une période troublée, où par la maladroite initiative de quelques hommes la question religieuse se trouve de nouveau mise à vif. M. Sardou, comme nous tous, a ses convictions profondes sur cette fatale dissidence qui sépare la France en deux Frances et sévit plus particulièrement sur les familles, en opposant trop souvent le mari athée à la femme croyante. Il lui a semblé, se sachant une force entre les mains, que le plus noble usage qu’il pût en faire était de la mettre au service des opinions à la fois très libérales et très spiritualistes qui sont les siennes, et renouvelant

  1. Voyez dans la Revue du 1er mars 1877 : Esquisses dramatiques: M. Victorien Sardou, par M. Emile Montégut.